son téléphone greffé à la main, le souffle court, les cheveux défaits la course et son écharpe traînante au sol, Gabrielle n'avait jamais parcouru un chemin pourtant habituel aussi vite. Ses yeux viennent sur l'écran puis les couloirs qui défilent et l'écran à nouveau, et sa respiration s'étreint un peu plus : si elle n'avait jamais questionné Ace sur son état de santé, pas plus que sur leur relation qui reste encore à définir pour elle, les questions fusaient et peinaient à s'endormir en même temps qu'elle à la nuit tombée.

sans se poser plus de questions son instinct la mène vers la salle du conseil, puisqu'au milieu de sa panique elle avait pris la peine d'activer sa cervelle - entre les scénarios catastrophes et la boule au ventre mordante qui avait chassé les petits papillons de romance.

elle y arrive enfin, sa gorge se noue ses lèvres s'entrouvrent déjà pour appeler son nom et étreindre son bras - son absence de réponse excuserait alors cette proximité publique soudaine et inhabituelle.

et puis rien. le brouhaha de sa paranoïa se transforme en silence de plomb, d'un coup.

elle continue d'avancer mais l'inquiétude laisse place à la colère - la rage grondante et dont elle ne soupçonnait même pas l'existence ; se fige à quelques centimètres des deux acteurs de son impatience d'une heure et cinquante-sept minutes maintenant.

elle racle sa gorge bruyamment, se manifeste et tape presque dans ses mains pour mettre fin à la mascarade.

« excuse-moi, tu as oublié que t'avais un téléphone en plus de zapper le marché de Noël ? »

la politesse n'est pas de rigueur, elle le sait, fronce les sourcils et croise les bras contre sa poitrine - sa voix étonnamment douce pour contenir quelques secondes de plus les sursauts de son palpitant : son piédestal venait de s'effondrer.

« tu devrais embaucher une secrétaire pour gérer ton emploi du temps. Apparemment y a du monde qui se bouscule au portillon pour postuler, j'me fais pas de soucis »

le ton de sa voix se suspend dans la tension ambiante de la scène, et elle ne prend même pas la peine de saluer la jolie poupée accrochée à son bras - ridicule, c'est bien sa beauté le problème supplémentaire - , dont le menton se tient fièrement entre les doigts de son amant, à elle. elle sait toutes ces manipulations typiquement féminines, elle en a usé et abusé pendant plusieurs semaines pour le faire succomber.

La voilà maintenant jalouse dévorante.

« j'interromps votre .... conversation, mais compte pas sur moi pour m'excuser. Ackerley. »

gabrielle ne se considérait pas comme une femme jalouse - amoureuse, certainement, mais l'envie lui semblait une émotion étrange, faible, synonyme de vacillement de ses positions alors elle s'en était éloignée depuis sa plus tendre enfance : les quelques bribes jusqu'alors n'étaient que feintes, comédies.

et subitement, elle vient à elle, cette rage jalouse, sous couvert d'amour fou dont elle prend à peine conscience - maintenant tout semblait différent - alors elle se tait, se contient, mais dès lors que les bras de la courtisane entoure son roi, elle faiblit et son sang chauffe.

elle le laisse réagir, serre ses mains à en laisser des traces d'ongles sur ses paumes, mais c'en est trop : alors elle réduit la distance entre elle et les comédiens, s'interpose entre le corps frêle de la trop jolie jeune fille et son amant - elle n'ose pas encore le qualifier autrement - et se tourne, après un regard ravageur lancé à son homme, vers la poupée qui s'anime encore sans fléchir.

« ça suffit maintenant ton p'tit jeu. écoute-moi bien, je sais pas qui t'es, je sais pas d'où tu sors, mais si tu te permets encore une fois de le toucher comme ça, ça va mal se passer »

le volume sonore étrangement bas dans les premières syllabes s'élève doucement, et la voilà, la dramatique Gabrielle qui entre en scène.

« si y en a assez cons pour se laisser avoir par ta petite gueule d'ange sournois, crois-bien que c'est pas mon cas. Je sais très bien ce que tu cherches et je préfère te prévenir que la place est déjà prise, alors passe ton chemin.  »

elle avait décidé de mûrir, Gabrielle, alors elle ne l'insulte pas, même si en coulisses, dans un coin de sa cervelle, la douce est déjà rebaptisée de trop de façons pour faire marche arrière.

« tente encore de refaire ton petit numéro de salope devant moi, avec lui, et je te fais regretter le jour de ta naissance. Vu que tu m'arrives à la taille, ça risque de pas être bien compliqué. »

et ça, elle l'avait murmuré, pour une tentative d'intimidation un peu plus sévère - ridicules comme elles étaient, il n'y avait plus vraiment de honte à avoir.

« et je te déconseille vivement de pas me dire de me casser. Je bougerai pas de là, crois-moi. »

C'es toi qui dégage.

brûlante, gabrielle ne détourne pas le regard de sa pseudo-rivale et ne prend pas la peine de se tourner vers son homme, freinée par l’idée de sa légitimité alors remise en question.

et la réplique, la voilà, la décontenance ! Elle ose l’insolente lui répondre et agresser ses sursauts de sentiments, bafoue la royauté de sa couronne d’épines et gabrielle hausse un sourcil, mord ses lèvres, saigne les paumes de ses propres mains avec sa propre rage.

sa peau transpire de jalousie et d’amertume, les provocations qu’elle sait pourtant la font trembler, et non pas qu’elle est irritée, mais la voilà mise à nue dans son incertitude amoureuse.

elle chute de son piédestal en papier quand Ace ne dit rien et se contente de se retirer - de fuir, pense-t-elle en silence, mutique et non plus mutine, alors elle le voit s’éloigner et toute sa confiance s’envole derrière ses pas.

et elle ne fera plus de scandale, non, elle se le promet - peut-être que c’est ça qui le fait fuir ? non ça doit être autre chose... et s’il l’aimait elle, d’une tout autre manière ? et l’aime-t-il, finalement, la gabrielle, juste un peu, un tant soit peu, est-ce qu’une forme d’amour existe ?

ses mains ne saignent plus mais frémissent, et elle s’agrippe à sa veste mais il est déjà loin, alors elle se retient de la gifler, la courtisane bordélique, obséquieuse, tentatrice vipère qui venait de répandre tout le venin entre le nous deux auquel Gabrielle voulait croire.

une dernière œillade noire et elle s’éclipse, suit son roi, non, le dépasse même, et s’impose devant lui pour faire barrage avec le reste du monde - l’intimité toute retrouvée déjà prête à s’envoler.

« devant elle tu fuis, c’est une plaisanterie ? alors que quand c’est moi t’as pas peur d’ouvrir ta grande gueule ? »

elle veut qu’il se rappelle - rappelle-toi « mon omour » tous les combats qui les ont opposés, tous cet acharnement à le fuir pour mieux le retrouver, lui tomber entre les bras, pour s’éclater en mille morceaux, entre désillusions et humiliation publique avec pour seul public une jolie gueule d’ange aux cheveux sucrés, gourmands, tout un appel à la luxure.

« pourquoi tu ne dis rien? Parce qu’elle a raison?  »

elle manque de préciser qu’elle n’est rien, peut-être la vérité, mais pas celle qu’elle voulait voir entre tes mains, dans le creux de tes iris, dans les tendresses de leurs nuits passées dans la chambre du major.

« ou alors parce que tu la gardes sous le coude quand t’en auras marre de moi ? Genre prochain plan cul facile ? Tu te donnes déjà beaucoup trop de mal, ce genre de fille tu lui refiles ton dessert à la cantine elle écarte les cuisses sans que t’aies demandé. »

sa voix n’hurle pas, mais ses yeux supplient, le supplient, de dire que tout ça c’est faux - elle s’est voit faire, implorante, et elle n’a plus que dans la gorge un sentiment de dégoût : dégoût d’elle-même, d’être aussi conne.

« ou le pire : elle et moi, c’est pareil pour toi ? »

trop trop trop de chances données, elle veut pourtant dire stop.

« Le coup de la fille jalouse et insecure? T’es sûr qu’on vient d’assister à la même scène toi et moi? »

Gabrielle s’était jurée, dès la fin de la pièce tragique jouée quelques mois plus tôt contre Elior et Elyas, qu’elle ne pleurnicherait plus à la moindre contrariété, malgré les sursauts de sa respiration et son rythme cardiaque tambourinant ; son cœur menaçant de s’extirper de sa cage thoracique mais la fierté avait repris le dessus.

et plus encore, la dernière provocation perfide que sa pseudo-rivale avait soufflé avant de s’éclipser n’avait été que le coup final porté à une relation dont elle ne savait que faire, entre adoration et peur panique de perdre tout ce qu’elle avait engagé depuis des semaines.

« oh parce que je dois te remercier de coucher avec moi ? C’est un honneur si grand que tu me fais? Milles excuses Majesté, t’aurais du me prévenir, j’aurai été consciente de la chance que j’ai eue jusque-là. »

« Jusque-là » ça fait mal si mal de le dire mais bien moins que de n’avoir jamais vraiment compté, pas suffisamment pour qu’il réponde, réplique, prenne sa défense, un tout petit peu, qu’il lui offre une place dans une situation toute trouvée pour la légitimer auprès de lui : que la Yingyue ne quitte pas la scène sans la certitude que oui, Gabrielle est digne de sa place auprès d’Ace.

« J’avais décidé de te faire confiance. T’avais l’occasion de me rassurer, de me dire ce qu’on était l’un pour l’autre, ce que j’étais pour toi. Parce que moi tu vois....»

elle se mord les lèvres, encore, baisse les yeux, se demande si ça vaut vraiment le coup de lui dire et de s’offrir même une humiliation supplémentaire : et puis elle se rappelle tous ceux qui lui ont dit qu’elle était belle, dans l’expression sincère de ses sentiments - tous ceux qui lui ont dit qu’elle avait le droit, elle aussi

« moi je commençais à t’aimer pour de vrai »

son regard planté dans celui du major, elle n’y cherche aucune réponse, repousse ses propres limites pour se rendre fière, malgré la claque dans la gueule, malgré la rupture alors qu’elle ne les pensait même pas en couple jusque-là, le rejet du premier à qui elle avait accepté de se donner.

« mais tu me fais regretter tout ça. »

Et soudain, elle n’a plus vraiment envie de se battre.

« d'être quoi ? je peux pas te demander de faire un pas vers moi ? Un seul, minuscule ? »

et là, les sanglots font surface, en écho à la folie furieuse dans laquelle elle s'empêtre quand sa main est saisie et la vérité sa vérité hurlante et bruyante alors que lui se mure dans un silence couvert de mensonges. elle aimerait trouver dans son regard un peu de l'amour qu'elle lui porte, pire, qu'elle venait de lui avouer et qui n'avait trouvé aucune réponse.

elle sent la glace qui recouvre les peaux mais ça n'est pas le froid qui rompt leur contact : Gabrielle en rage extirpe son poignet devenu douloureux et fait un pas en arrière, les doigts crispés mais le corps entier chancelant.

« ne me touche pas ! »

ne me touche plus - voilà que c'est déjà fini, à peine débuté, à peine les premiers mots d'amour véritablement prononcés la voilà qui recule, fait marche arrière, et bientôt elle portera Ace en seul coupable, peut-être, de ce ses rêves de romance avortés.

elle le regarde tout entier, il ne lui avait jamais paru si grand avant, peut-être qu'elle a un peu peur aussi, elle fronce les sourcils, saisit sa propre main endolorie et essuie les sanglots échoués sur ses joues avec son bras, sa manche, dans un geste un peu maladroit.

« Le seul qui puisse m'aimer, tu dis ? »

quelques secondes durant, il a raison, elle ne voit plus que lui capable de lui offrir les attentions dont elle rêve depuis l'enfance, malgré ce qu'il avait piétiné en quelques silences devant une inconnue, voilà même qu'il portait toute la faute sur la courtisane, Gabrielle aussi finalement.

Je t’aime.
alors ça revient, un écho moqueur, ironique, fulgurant, comme une évidence poignante mais qui venait de la rattraper avant une chute, une crise, la panique d'être abandonnée par son aimé : et pire, qu'il la torture autant qu'il voulait, ça lui est égal. Il a tort.

« Si c'est comme ça que tu m'aimes, je préfère que personne ne m'aime tout court. »

les mots assassins, son regard se fait plus dur et elle rassemble ses affaires tombées au sol entre sa jalousie et leur colère : elle remet tout en place dans une sérénité presque inquiétante, et elle tourne les talons, sans cris, sans heurts.

« en plus de ça... » est-ce qu'elle doit vraiment le dire, maintenant ? « il me semble que tu te trompes. »

y a pas que toi qui m'aimes, et je vais te le prouver

« Au revoir, Ace. »