Brume épaisse ;

tout autour, l'atmosphère comme celle d'un songe. Peut-être qu'il l'imagine seulement, ce brouillard opaque, peut-être que ce n'est que l'obscurité, les jeux d'ombres malins de cette nuit un peu particulière et qui fait frissonner.
Comme un mauvais pressentiment, ou une ambiance un peu trop réussie – Chandresh n'a jamais aimé Halloween.
Lui qui croit trop au rationnel, ou qui n'y croit peut-être que pour se rassurer,
celui qui doute un peu, parce que les Alice sont sans doute un peu trop fous pour ne pas croire ce monde cinglé
et capable de tout.

Même des monstres sous l'oreiller.

Chandresh n'aime pas Halloween – et c'est peut-être pour ça qu'il met un point d'honneur, à chaque fois, à marquer les esprits sans être vu,
pour occuper le sien, ses mains et ses idées, qu'elles ne dérivent pas trop,
qu'il ne se sente pas trop
oppressé.

Mais ce soir, cette sensation diffuse ne le lâche pas – un nœud dans la gorge, un pincement au cœur,
ce soir il se sent un peu ivre sans une seule goutte d'alcool.
Il lui fallait les idées claires, l'habilité inaltérée pour te trouver dans le dédale des allées – la gamine un peu revêche, un peu effrontée, un peu perchée,
la gamine un peu comme lui – l'affection facile parce que t'étais un peu différente (plus saugrenue).

Il te cherche, pressé,
le pas hâtif, les murs en frôler,
comme si,
comme si le temps, ce soir, était compté.

Son épaule heurte l'angle d'un mur – il trébuche et se fend d'une insulte qui demeure en suspens. Sa voix se meurt et le dedans tout entier vacille ; immobile au bord du vide il se sent chanceler.
L'inspiration qui le ramène à la surface est difficile, tremblante – la main en appui contre le crépit il soutient son poids qui voudrait s'effondrer (s'effondrer au dedans).

Alors, quoi ;
c'est comme ça ?
C'est ça, la fin ?
C'est comme ça que tout s'arrête, soudainement, sans cérémonie, sans...
Sans personne qui nous attend ?

« Chandresh…Mon Alice »

La voix le ranime – la brisure qu'il entend,
la fêlure,
qui résonne jusqu'au creux de la sienne.

Mon Alice ; mon Alice – ton Alice.
Pourquoi cette symétrie, pourquoi cette coïncidence ?

C'est ainsi qu'on les punis, les défaillants, les déviants qui renoncent à leurs étoiles dans l'espoir d'exister ?

Du jour au lendemain,
d'une seconde à l'autre,
tout disparaît ?

« Je sais. »

Je sais.
La voix est sourde, étouffée,
rauque et mal assurée.

Il ne comprend pas, Chandresh – il ne sait pas pourquoi il sait, ni comment, il ne sait pas tout à fait ce qu'il sait, sait simplement qu'il le sait ;
qu'il sait que sa place n'est plus ici, qu'on a lui a arrachée sans sommation, sans raison, sans crier gare.
Que reste-t-il à présent ?

Il franchit les quelques pas qui le séparent de la gamine – Cosmos, Cosmos ; il réalise comme il est terrifiant son nom, c'est si grand l'univers, et ça ressemble un peu au néant qui s'étale à leurs pieds,
mystérieux,
vide,
et terrifiant.

« Je sais. »

Il répète simplement, et ses bras enlacent la môme, l'étreinte maladroite, mais c'est la seule accroche, le seul repère ; il se brise s'il quitte son orbite – il se sent perdu, grand gaillard insolent, bandeau sur la tête pour se donner des airs de pirate,
mais cette nuit son navire s'est échoué sur les rochers, et lui
et lui le capitaine, a perdu son équipage.

« Il faut... Il faut partir. Ils veulent qu'on s'en aille, on... Il faut qu'on parte. »

Il faut partir – quitter le seul univers qu'il connaît.
Il faut partir – seuls et sans bagages, sans le sous, sans rivages, il faut partir pour des contrées qu'il ne connaît pas et la cartographie il ne l'a pas étudiée.
Mauvais pirate, mauvais ami – il faut partir retrouver ceux,
ceux qui, dehors, ne les attendent pas.

« Cosmos, pourquoi... Pourquoi nous, pourquoi ce soir ? »

Comme si tu savais, comme si tu pouvais savoir ; toi l'enfant et lui le grand, c'est lui qui devrait – donner les réponses et rassurer.
Il n'a jamais su, Chandresh – ce soir, cette nuit,
comment aligner les mots, comment dire combien il voulait partir,
mais ô, Ciel,
oh, comme il espérait que ce serait autrement.

Je peux pas, je veux pas ;

mais lui non plus Cosmos, lui non plus s'en aller il ne veut pas, il ne veut plus
et le colosse n'est plus rien, lui aussi se change en enfant désemparé
(mais toi tu l'es vraiment, et c'est lui qui devrait être grand
et c'est lui qui devrait le rester)
Mais ce soir il n'y arrive pas Chandresh, ce soir il ne sait plus être fort, ce soir ça bouscule trop le monde tangue et Chandresh il a le mal de mer le mal de vivre ;
Chandresh il vacille et Cosmos dans ses bras t'es tout ce qui lui reste le reste évanoui le reste qui s'enfuit se désagrège le reste qui ne veut plus de nous

il ne reste que lui et toi, toi et lui,
à deux contre le monde
mais qu'est-ce qu'on construit ?

Il faut qu'on se cache tu dis – il faut partir mais pas dehors, il faut s'enfuir mais pas les quitter, il faut se perdre dans les entrailles de l'école et que personne ne vienne plus jamais vous chercher
(le reste, tout est insensé,
le reste, c'est plus tard qu'il faudra s'en occuper)

Alors les mains tremblent mais se retiennent – les corps se fracassent et les jambes tiennent à peine mais on se donne la force d'avancer
ta main dans la mienne et promis juré qu'on les laissera pas gagner.

Faut courir dans les couloirs – sans un bruit faudrait faudrait mais les pas sont pressés les sanglots étouffés et même Chandresh il sent ses yeux lui brûler ses poumons s'asphyxier,
à trop courir,
courir,
courir comme des dératés
sans but et sans projet
sans fil d'Ariane pour nous ramener.

Et dehors il fait froid – dehors la brise claque sur les peaux qu'on a maquillées mais pas trop habillées parce que l'entrain tenait chaud l'adrénaline servait de manteau et maintenant plus rien plus rien que la détresse glaçante que les idées la tourmente ;
dehors il fait froid et Chandresh tremble mais c'est au dedans (c'est au dedans que plus rien ne répond).

« Cosmos, le labyrinthe, il souffle en hoquetant – le souffle coupé par le zéphyr glacé qui s'engouffre sur sa nuque et sur ses poignets. Le labyrinthe, ils nous trouveront jamais. »

C'est reprendre la course dans la nuit, courir en espérant croiser personne (personne pour nous chasser), c'est courir comme si le temps était compté, c'est courir comme si c'était la dernière chance de ne pas tomber ;

courir, courir,
courir comme des dératés
sans but et sans projet
(et le cœur a ses ratés)

« Là. »

S'engouffrer dans la première allée – c'est peut-être la sortie, peut-être l'entrée mais on s'en moque on s'en fout ;
le monde est à l'envers alors même ça on peut rien le retourner
faut se cacher, juste se cacher et le reste on verra (le reste on oublie).

« Me lâche surtout pas. »

Les doigts qu'on entremêle pour ne pas se perdre, pour ne pas s'égarer – et s'il te perd Cosmos, s'il te perd dans le dédale
si tu te fais Alice tourmentée dans le labyrinthe de la reine délurée,
Chandresh deviendra Chapelier Fou de tragédie (celui du miroir, tu sais ;
celui qui devient gris et qu'Alice seule sait sauver).