Pourquoi t’utilises ton alice, Judas ?
Parce que ça me fait plaisir.

La réponse classique, celle qu’on a toujours donné. La vérité était plus complexe, plus sordide aussi. C’était une habitude prise depuis l’enfance, une mauvaise habitude. Si peu brillant, si peu voyant, qu’on s’était senti obligé d’exister par d’autres moyens que la personnalité. On avait fait de la douleur des autres notre identité. Le soleil de Judas se faisait voir quand les grimaces tordaient les visages. Le soleil de Judas se faisait brillant quand les cris de douleurs sortaient d’en dedans. Un héro comme on en était pas la plupart du temps. Prendre le mal qui lacère, qui fait jaillir des yeux les plus secs des larmes et des bouches les plus fermées des hurlements. C’était son super pouvoir, son don. De la main il te touche et de ta douleur il ne reste rien. Transfère rapide des sensations si intenses qu’elles poussent à la folie. On prend ce qu’il y a de pire pour le faire sien et tant pis si ça fait mal, tant pis si on hurle à notre tour. C’est pour la bonne cause.

Mauvaise habitude, oui. Tellement que ça en était devenu un réflexe. Il ne demande plus, Judas, il prend sans qu’on l’y autorise. C’est comme ça. C’est plus fort que lui. On l’avait reconnu pour ça, on l’avait identifié autrement que comme le membre d’une fratrie grâce à ça. Il en avait tourné de l’œil plus d’une fois. Il en avait été malade plus d’une fois. La folie aussi, elle le guette. Oh, on lui avait déjà dit, tu sais ? Qu’il y aurait des conséquences, pour lui, pour sa santé, pour sa psyché. On l’avait averti qu’il n’était pas bon de s’épanouir dans la souffrance des autres, qu’il était malsain de l’attendre, de se réjouir, d’être fier de la prendre. On lui avait dit, qu’il n’était pas que ça, qu’il était une foule d’autres choses. Pourtant Judas n’entend pas. Les remontrances qui ne sont qu’un vague grésillement sans sens. Tellement ancré dans cette habitude de prendre ce qu’on lui donne, de cueillir l’opportunité d’être encore une fois le héros qu’on admire, d’être lui, juste lui. Ouais, tellement ancré qu’il était tombé encore, aujourd’hui. À trop user de son alice pour voler la souffrance d’autrui. Avait assuré au bout de la quatrième personne à venir le voir en une heure et demi que tout allait bien, qu’il pouvait encaisser. Avait finalement atteint sa limite à la sixième. Levé pour faire quelques pas avant de tomber, la douleur accumulée si vive qu’elle donnait le tournis. Perte de conscience, encore, transporté jusqu’à toi, encore. Pas longtemps que tu étais là, pourtant, mais c’était presque devenu des circonstances de rendez-vous habituelles entre vous. À croire que plus Noël approchait, plus il était généreux dans sa connerie, Judas. Reprends conscience alors que ça élance dans tout le corps la douleur des autres, engourdi des maux de ses « patients », alors qu’on passe la porte, maintenu par des bras adultes. Grogne en balbutiant à demi là que tout va bien. On l’allonge sans cérémonie, sa voix ne semble pas portée. Et on voit ta longue tunique blanche de médecin, Prudence.

« C’est rien. C’est rien. »

Murmure à peine prononçable.
Mais toi tu sais bien, Prudence.
C’est rien.
C’est normal.
C’est habituel.