A la sueur de leurs fronts et aux souffles qui s'éternisaient au bord de leurs lèvres; Elyas pouvait sentir aux tensions dans ses muscles une excitation fière qui grimpait dans son corps et exaltait ses sensations. Chaque entraînement qui touchait à sa fin lui procurait un sentiment de satisfaction et de victoire sur lui-même. Quand il voyait ces mêmes lueurs se débattre dans les yeux de ses coéquipiers, peut-être pouvait-il se permettre - cette seconde uniquement - de prétendre qu'il était heureux. Mais à ce bonheur ce jour-là s'était parasité une décadence qui ne lui appartenait pas. Il en avait identifié la source d'un regard à peine.

« Alec, tu ranges le matériel avec moi. Les autres vous pouvez y aller. »

Il échangea un regard et un mouvement de tête apparemment vides de sens avec Elior qui rejoignait les vestiaires et répondit aux interrogations muettes de Gabrielle de l'autre côté du gymnase d'un sourire.

Il s'était approché de Alec qui commençait déjà à ranger le filet - après tout c'est ce qu'il avait demandé, mais ce n'était pas exactement pour cette raison qu'il l'avait fait. Elyas n'était pas du genre à se mêler de ce qui ne le regardait pas, précisément parce que ça ne le regardait pas. En revanche, si Alec devenait moins bon sur le terrain, c'était son problème.

« Qu'est-ce qui s'est passé ? »

Il était sûrement incompréhensible. Il soupira.

« Tu avais l'air moins concentré que d'habitude. Que tu ne t'impliques pas suffisamment dans tes études ça m'est égal mais sur le terrain j'ai besoin que tu sois au maximum. Alors, il s'est passé quoi ? Tu semblais préoccupé aujourd'hui. »

Elyas avait ricané à l'évocation des notes scolaires, comme si c'était la seule chose qu'il avait relevée, et repris son sérieux presque immédiatement lorsqu'il évoqua -

« Aglaé ? »

Il avait haussé les sourcils. Cela faisait - quoi - deux ans qu'ils s'étaient séparés ? Et Elyas s'en souvenait pour avoir été le premier mis au courant, mais pourquoi maintenant ? Que s'était-il passé ? Dans son souvenir, il n'y avait eu personne depuis Aglaé. C'était qu'elle avait fait des ravages, la garce. Il se garda son rictus, qu'il trouva déplacé.

« Je ne pense pas que ce soit ridicule. »

Il haussa les épaules. Il lui était arrivé de penser à Meredith, et d'être moins concentré, de ressasser un passé étiolé qui ne lui faisait aucun bien, mais c'était plus fort que lui. Certains souvenirs hantaient, et voilà tout. Lui ne s'embarrassait d'aucune honte.

« Certaines personnes laissent des marques plus profondes que d'autres. »

Il avait serré les mâchoires.

« Pourquoi tu y repenses maintenant, c'était y a.. deux ans, non ? Elle est venue te parler ? »

Il songea que ce n'était pas le genre d'Aglaé, mais que ça n'aurait pas été la première à l'étonner.

Elyas l'avait écouté en silence, et avait fait peser l'absence de réactions pendant plusieurs secondes - minutes peut-être - ponctuées parfois de l'un ou l'autre mouvement de tête, pratiquement imperceptible. Alec devait forcément imaginer un tas de choses qui échappaient complètement à la perception très arrêtée de Elyas. Finalement il le libéra du silence.

« Évidemment que je veux que tu sois concentré. »

Il pencha la tête et haussa un sourcil, véritablement concerté par son attitude bien trop conciliante.

« Si c'est réglé on fait comme ça alors. »

Il se démena ensuite pour retirer le filet et le rouler pour mieux le ranger. Il voulu rester là-dessus, car faire la psy ne lui ressemblait pas, mais se maudit de la tension palpable qui régnait ensuite. Il soupira.

« Aglaé est mon amie, c'est vrai. »

Il se retourna sur lui, le filet sous un bras, l'autre main sur sa hanche. Il marqua une pause de plusieurs secondes, durant laquelle il chercha ses mots, visiblement agacé.

« Il y a deux ans elle pensait exactement comme toi. Que je la blâmerais car tu es mon ami. »

Il haussa les épaules.

« Pour être honnête ça m'est égal. Y a pas de coupables ou d'innocents, y a juste que deux de mes amis souffrent et ça ça me bute. »

Il pensa à Meredith et sa voix devint mauvaise.

« Tu l'aimes ? »

Elyas avait appris avec l'expérience que Je ne sais pas voulait dire "Oui" pour quelqu'un qui lutterait contre ses sentiments, et "Non" pour quelqu'un qui aurait trop peur qu'ils soient morts. Pour le cas de Alec, il ne savait pas bien. Évidemment, il se battait contre ses émotions car celles-ci l'avaient déjà trahi deux ans auparavant ; mais il devait avoir tout aussi peur de ne pas l'aimer vraiment.

Elyas ricana un peu, pensant au chaos que Aglaé semait derrière elle, et commenta d'une demi-voix qui ne lui était pas vraiment adressée.

« Une vraie diablesse.. »

Il haussa les épaules. Il songea que ce n'était pas à lui de donner des leçons de morale, mais il pouvait bien faire une exception pour eux. Et puis Elyas avait la fâcheuse habitude de se mêler de ce qui ne le regardait pas, il fallait croire.

« Gabrielle va organiser une fête pour la rentrée à la piscine. Je crois que Aglaé sera là. Je dépose ça là, tu en fais ce que tu veux. »

Il posa une main sur l'épaule de Alec, et son regard se figea dans le sien. Parfois, sa bienveillance était effrayante - il avait plutôt l'air d'un démon, comme ça.

« Et ne pense pas trop. Si tu réfléchis trop longtemps avant de taper dans le ballon il tombe au sol avant d'avoir passé le filet. Et c'est toi qui auras tout perdu à la fin. »

Ses mots étaient restés suspendus dans l'air. Le silence nel 'avait pas tant dérangé, et le temps qui passait sans que rien ne soit ajouté lui donnait l'espace pour ne pas se précipiter, et se fourvoyer. Il avait fini par hocher la tête, et accepta le constat terrible que, parfois, il valait mieux abandonner.

« J'imagine que tu as raison. »

Il baissa les yeux. Meredith le hantait souvent. Il n'avait toujours pas avalé leur rupture. Question d'orgueil, peut-être de fierté ou de frustration, un peu des trois en même temps.

« Parfois il faut savoir baisser les bras.. »

Il leva la tête au plafond, pensif. La phrase - à peine prononcée - avait failli lui brûler les lèvres. Il soupira, et termina de rouler le filet entre ses bras.

« T'es quelqu'un de bien, Alec. »

Il lui asséna un coup de coude, le libérant silencieusement d'un muet "tu peux rejoindre les vestiaires, je m'occupe du reste".

« Alors ne te morfond pas trop, ok ? Le meilleur finira par arriver. »

L'expression de son impuissance avait pris la forme de phrases bancales dites au hasard, et il se sentit un peu honteux, de n'avoir rien de mieux à lui dire, prenant la fuite au local à matériel pour ranger le filet.