Cela faisait deux ans que son nom n’apparaissait plus dans les lettres qu’elle recevait à Noël et le jour de son anniversaire. Deux ans que, fébrile, Saada avait toujours l’espoir vain de voir dans le petit tas de courrier que l’Académie voulait bien la laisser ouvrir, une jolie enveloppe calligraphiée dans des couleurs pastels qui tranchait avec la sobriété du papier blanc que ses parents lui envoyait, avec écrit sans faute, au dos–
Victoire Lioncourt, Paris.

Oh certes, les dernières missives n’étaient pas aussi douces que les premières ; à la correspondance innocente, faite de papiers colorés, de feutres odeur agrumes et de stickers pailletés avaient fait place des lettres plus sèches, plus acides, autrement plus lourdes de douleur –l’encre noire comme pour appuyer l’obscurité des mots nouveaux.
Victoire avait peu à peu troqué leur insouciance enfantine contre le cynisme de sa maladie.
Saada comprenait, un peu, pas tout à fait car à son âge on ne saisit pas l’étendue des dégâts. Mais elle faisait l’effort de toujours lire ses lettres et lui répondre avec son cœur car c’était là sa responsabilité en tant qu’amie –et ironiquement, la distance lui facilitait les choses, c’était plus simple de prendre du recul quand elle n’avait pas à expérimenter dans sa chair sa peine et son chagrin comme s’ils étaient siens.
La première fois qu’une lettre avait manqué à l’appel, Saada savait, avant même qu’on ne lui annonce quoique ce soit, qu’elle ne lirait plus jamais les jolies cursives de son amie.

Elle avait peut-être versé trop de larmes pour Victoire auparavant que ses yeux s’étaient asséchés ; elle n’avait pas réussit à pleurer. C’était comme si elle n’avait pas vraiment réalisé, comme si la distance lui avait voilé la vérité et c’était pourquoi elle espérait encore chaque fois qu’il était l’heure de récupérer le courrier.
C’était peut-être aussi pour cela qu’elle avait évité Céleste du mieux qu’elle pouvait ; inconsciemment terrifiée à l’idée que sa tristesse à lui réveille enfin la sienne à elle.
Mais en deux ans, Saada avait grandit, et désormais l’entredeux nauséeux ne lui convenait plus. L’incertitude qui autrefois était rassurante ébranlait aujourd’hui peu à peu l’assurance qu’elle peinait à gagner et la page avait besoin d’être tournée, une bonne fois pour toute.
Mais comment faire son deuil à quatorze ans ? Le bon sens voudrait qu’elle se tourne vers la psychologie scolaire mais elle ne s’en sentait plus légitime au vu du temps qui s’était passé. Elle craignait qu’on ne lui dise qu’elle faisait ça pour l’attention, pour excuser ses notes qui n’étaient pas aussi brillantes que d’habitude, qu’elle ne pouvait pas réellement être aussi triste qu’elle le disait puisqu’elle n’avait rien laissé paraître jusqu’ici et que de toute façon elle n’était que sa correspondante et pas une véritable amie.
Saada avait peur qu’on ne la comprenne pas
et il n’y avait qu’une seule personne qui pouvait comprendre.

« Céleste ? »

Elle s’était aventurée à pas hésitants jusqu’à sa salle de classe pour être certaine de le croiser puisqu’elle n’avait pas d’autres moyens de le contacter ; patiente, elle avait attendu qu’il soit seul pour s’approcher.

« Je… –les mots butaient contre ses dents, elle avait tant de choses à dire et si peu qu’elle osait énoncer de peur de réveiller en lui comme en elle des noirceurs passées– si t’as du temps de libre est-ce qu’on pourrait parler un peu ? J'ai… »

Un sourire un peu dépité se fit fugace au coin de ses lèvres.

« Je crois que j’ai besoin qu’on discute toi et moi… s’il te plaît. »

Saada n’avait probablement pas besoin d’expliciter à voix haute les raisons de sa présence devant lui –la réponse tenait de l’évidence entre eux deux qui partageaient chacun de leur côté le fardeau d’un même deuil bâclé, et la preuve en résidait là dans ses tripes : Céleste avait compris, et Saada l’avait ressenti.
Il serait mentir que d’affirmer qu’elle n’avait pas eu peur de sa réaction, de le voir fuir et la laisser seule avec ses angoisses, de refuser l’entraide qu’elle lui demandait déjà tacitement pour protéger l’armure qu’il s’était certainement façonné pour se protéger du fantôme de Victoire et de tout ce qu’elle avait laissé derrière elle. Mais si des émotions variées –dont certaines plus acides que d’autres et qu’elle s’efforçait d’ignorer par pudeur et souci de préservation– lui parvinrent, la fuite ne figurait aucunement dans la vague de sentiments maladroits qui lui parvenaient.
Elle fut même surprise de trouver dans tout ça
une mélancolie chaleureuse
à laquelle elle ne s’attendait pas.

« …Bien sûr. »

Saada cessa de triturer nerveusement ses cheveux et leva les yeux vers lui qui baissait les siens ; à le voir ainsi, à le sentir aussi fragile qu’elle ne l’était elle-même, l’envie définitive d’en finir avec les combats solitaires s’affirma plus encore en elle.
Il était temps
de désinfecter les plaies, quitte à grimacer un peu
de panser les blessures,
et aller de l’avant.

« ...J'ai tout mon temps, à t’accorder...
—…Merci, se contenta-t-elle d’ajouter dans un souffle. Son regard balaya la salle de classe avant de s’arrêter sur le sac de Céleste échoué au sol. Tu veux qu’on reste ici ou qu’on aille dans un coin plus tranquille ? »

En réalisant que ses propos pouvaient sembler osés pour les oreilles indiscrètes, ses joues se parèrent de légères rougeurs honteuses et un ricanement léger s’échappa d’entre ses lèvres.

« Ok, dit comme ça c’est bizarre haha, désolée, oublie ce que je viens de dire ! »

Elle n’était plus qu’une boule de nervosité, mais contrairement à ce qu’elle aurait cru avant de lui adresser la parole, ce n’était pas dû à la présence de Céleste bien au contraire.

« Je vais faire comme si je n'avais rien entendu… »

Un ricanement à la fois dépité et un peu amusé qui le remerciait tacitement de ne pas l’enfoncer dans son embarras vint se pendre aux lèvres de Saada qui n’ajouta rien de plus, encore incertaine dans sa démarche.
Céleste énonça l’idée de se contenter de fermer la porte, et cela apparut à Saada comme la meilleure des options ; la salle de classe devenait un terrain neutre, son enceinte n’était pas chargée de leurs émotions passées et présentes qui devaient tapisser leurs chambres respectives, et ça devenait plus respirable, plus léger.
Respirer ; c’était là tout ce qu’elle demandait.

Saada acquiesça donc silencieusement, et alla fermer la-dite porte dans un pas encore incertain ; en revenant Céleste, elle songea à se tirer une chaise pour s’asseoir mais se trouva encore un peu trop nerveuse pour rester assise sans bouger, alors elle resta debout à côté de lui.

« Je… »

Elle ne parvenait pas à trouver les bons mots pour aborder le sujet fatidique ; commencer de but en blanc à parler de Victoire lui semblait bien trop abrupt, et elle n’était pas certaine que lui comme elle puissent supporter telle entrée en matière. Elle leva les yeux aux ciel, clairement dépitée d’elle-même, et un rire impuissant à peine soufflé du bout des lèvres lui échappa.

« Désolée je sais pas comment commencer, haha… »

Peut-être que
tout reprendre à zéro
et commencer par les bases
serait un bon début ?

« Comment tu vas ? »

Laissons encore un peu Victoire en dehors de nous deux pour quelques instants.

« Comme chaque jour, je pense… »

Saada savait ce que ce genre de réponse signifiaient –il n’avait pas besoin d’en dire plus. Impossible de dire que ça allait vraiment car c’était un mensonge, et mentir était trop risqué ; c’était un coup à tenter de sourire et finir en larmes à cause du poids de la honte et des regrets. Alors il fallait éluder, « ça fait aller » et puis on change vite le sujet.
Ça lui faisait mal autant que ça la rassurait.

« ...Je te demanderai bien comment tu vas, mais je sais que c'est compliqué…
— Ah, un sourire sans joie s’installa au coin de ses lèvres, j’imagine que c’est un peu comme toi. »

À vrai dire, elle n’en savait rien. Le déni avait été si fort qu’elle avait emballé tous ses chagrins dans une boîte bien scellée et caché tout au fond de son cœur, puis elle avait perdu la clé –ça n’était pas vraiment un hasard. C’était difficile de savoir à quel point elle était blessée quand pas une seule fois elle ne s’était autorisée à laisser ses émotions éclater, quand jamais elle n’avait pris le temps de réellement ressentir sa peine et s’en purger.
Pas étonnant que deux ans plus tard elle gardait encore tout ça en elle comme un poids lourd ; elle ne s’en était jamais vraiment défaite.

Et lui,
Céleste,
Comment il avait fait ?
De quelle façon avait-il géré les démons nés du dernier souffle de Victoire ? Les avait-il affronté ? Les avait-il fuit et ignoré comme elle ? Les subissait-il encore à cet instant même ?
Saada voulait parler, remplir de mots ce silence qui s’alourdissait de secondes en secondes, mais pas un mot ne lui venait sur le bout de la langue, c’était comme si son cerveau embarrassé du fardeau trouble de ses émotions ne parvenait plus à formuler la moindre phrase censée. À quoi bon être venue le déranger si elle était incapable de parler ?
Perdue dans ses réflexions tumultueuses et incohérentes, elle ne leva les yeux vers lui que dans l’espoir d’y retrouver un semblant de clarté
et tandis que Céleste s’approchait d’elle en douceur et l’enlaça de ses bras, un grand calme plat vint balayer d’un seul coup le fracas qui martelait ses pensées.

« Merci. »

Plus rien,
rien que le silence
et tandis qu’elle sentait le cœur du jeune homme battre contre sa poitrine, c’était une peine aigüe qui venait transpercer le sien –enfin.

« Elle était vraiment, vraiment désolée, tu sais… »

Elle sentait son cœur s’affoler si bien qu’elle en avait le souffle coupé et les mains qui tremblaient. La gorge nouée, serrée à double nœuds, elle peinait à déglutir.
C’était une douleur qui lui rappelait la fois où Sohan avait été arraché de leur foyer. Trop petite pour maîtriser son alice, elle avait essuyer la détresse de ses parents en plus de la sienne, et jusqu’à aujourd’hui, elle aurait juré n’avoir jamais eu aussi mal que ce jour là. Mais aujourd’hui était arrivé, et si la souffrance revêtait une forme nouvelle –moins soudaine et brutale, plus languissante, plus suffocante– elle était bien là,
vivide,
et elle n’était même pas sûre de savoir démêler la sienne de celle de Céleste dans tout ça.

« Sans toi, elle aurait été toute seule…
— Non, elle secoua la tête contre lui, fébrile –ses mots réduits à l’état de souffles trop douloureux pour être dits à haute voix, toi tu étais là aussi et moi j’aurais dû faire plus, j’aurais dû lui écrire encore plus, je– »

Pas une fois avait-elle pleuré la mort de Victoire,

« J’étais contente qu’elle soit loin de moi. »

comment pouvait-il la remercier ?

« J’étais en colère contre elle alors qu’elle était malade et j’étais soulagée de ne pas être avec elle alors qu’elle– »

Un hoquet la coupa dans son élan et elle ne put s’empêcher de porter la main à sa bouche pour s’empêcher de faire plus de bruits disgracieux car les larmes
ces foutues larmes
s’étaient enfin mises à couler –et elle s’en sentait toujours aussi mal car ce n’était pas le chagrin d’avoir perdue son amie qui l’assaillait mais plutôt
la culpabilité
d’avoir eut d’aussi odieuses pensées en elle.
Saada, la voix secouée de sanglots et le corps tremblant, s’en vint nicher son visage plus fort contre Céleste pour ne pas avoir à croiser son regard.

« J’ai pas réussi à la pleurer depuis… je suis horrible. »

Réalisation terrible.