Ce n'était pas la première fois qu'un tel schéma se répétait, quelque chose te disait que ce ne serait pas la dernière. C'était, à chaque fois, plus ou moins la même chose. Ça commençait par une absence, mystérieuse, dont on ne prévient personne. De ces absences, ils ne te donnaient aucune explication. Il y avait toujours une excuse, toutes plus gangrenées par le mensonge les unes que les autres. Puis, il y avait le retour. Les bandages. Les bleus. À ça aussi, il y avait des excuses, toujours. Des excuses brillantes par leur médiocrité, des excuses qui t'hérissent le poil de frustration, Aglaé.

Non, ce n'était pas la première fois. Cela faisait un bout de temps que ça durait, en vérité. Il était toujours présent, ce goût du mensonge. Il était flagrant et pourtant tout le monde s'évertuait à le maintenir en place, comme-ci son existence était vitale, comme-ci il devait faire partie intégrante de ce schéma. Les raisons t'échappent, une partie de toi n'a pas envie de les comprendre. Il te semble que sous la vase se cache une vérité purulente, le genre de vérité qu'on regrette d'apprendre. Et pourtant, Aglaé, malgré la conscience que cette vérité putréfiée ne doit pas être sortie de sa tombe, malgré la conscience que le mensonge ne cessera pas d'exister parce que tu le demandes, malgré tout ça, tu attends, le dos contre le bureau, le regard fixé sur la porte. Tu attends, parce que tu ne peux rien faire d'autre en l'état actuel des choses.

Son absence s'était faites discrète grâce aux vacances, mais tu commençais à être attentive à ce genre de détail. Le schéma se répétait, encore et tu te demandais dans quel état elle allait te revenir, cette fois. Une partie de toi se demandait si elle pourrait ne pas revenir tout court… Tu as un très mauvais pressentiment, une bouffée d'angoisse à chaque fois que tu vois son siège ou celui d'Elyas vide.

La porte s'ouvre. Soulagement. Tu te redresses, tendue, interdite. Ton regard accroche machinalement les touches blanches que tu vois décorer ses mains. Des bandages. Encore. C'est la première chose que tu repères, comme une habitude, comme un réflexe. La première chose que tu vois avant de remonter tes yeux bleu-vert sur son visage. Jovial. Souriant. La Nerissa habituelle. Ta frustration monte d'un cran.

Le mensonge sort de sa bouche avec une facilité qui te vexe presque. Tu sais Nerissa honnête, sauf sur cette question. Sur cette question-là, ils mentent, tous. Tes sourcils se froncent, tes prunelles la détaillent avec sévérité.

« Il a duré bien longtemps, ton cours de danse. » Déclares-tu finalement sans détacher ton regard de son visage. Tu veux y lire tout ce qu'elle osera t'offrir, tu veux capter le moindre signe de trahison dans ses traits. « Il a duré longtemps et il a été extrême. »

Tu croises tes bras sur ta poitrine, la toise avec tous les sérieux dont tu es capable. Tu n'aimes pas être prise pour une idiote et les mensonges qu'elle s'évertue à t'offrir ne font que malmener ta patience. Tu pourrais retirer ton serre-tête, tu pourrais doucement la manipuler comme tu l'as fait avec ce garçon dont on taira le nom. Seulement, tu rechignes à employer l'extrême. Parce que tu l'aimes, Nerissa, parce que tu ne veux pas te retrouver du mauvais côté du fossé. Tu ne veux pas la forcer et pourtant, tu ressens le besoin urgent de lui arracher la vérité, rien que la vérité. Comme pour ancrer dans ta tête l'horreur de l'académie, comme pour ancrer sur ta peau la haine et te donner une bonne raison de la laisser exploser. Tu détestes en silence depuis presque 6 ans, pour une adolescente malmené par ses sentiments, ça commence à faire long.

« Ça va. Je t’ai cherchée quand je ne t’ai pas vue ce matin. Je ne savais pas que les entraînements de danse étaient si intensifs. »

Tu l’attends, tu attends ses excuses, ses mensonges. Tu veux voir jusqu’où elle est prête à aller pour cacher cette si terrible vérité.
 

@Nerissa R. Sullivan + Chambre + Fin Août 2019

Je suis désolée… Mais de quoi exactement ? De te mentir, de choisir de prendre pour elle seule une responsabilité qu'elle a clairement du mal à assumer ? Tu ne sais pas, Aglaé, et dans un sens tu as peur de sa réponse. Dans ses excuses, tu perçois une fragilité, une supplique. Tu perçois comme un obstacle, une limite qu'elle a choisie de ne pas franchir. Pourquoi ? Les choses sont-elles si terribles de son côté du mur ? Est-ce qu'il y a, dans sa réalité à elle, des choses que tu ne pourrais pas supporter ? Les pensées fusent, Aglaé, et une partie de toi est furieuse. Une partie de toi a envie de crier. Tu en as assez. Assez des mensonges. Assez de ce sourire de façade. Et pourtant… Pourtant, qui es-tu pour lui forcer la main ? Une amie, avait-elle le droit de renverser la table contre l'avis général ? Avais-tu le droit de transgresser ses volontés pour assouvir tes propres pulsions ? Tu ne sais pas. Tu es tiraillée, comme toujours, entre le devoir et l'envie profonde. Où commence la passivité et où se termine le respect pour autrui ? Dans le cas de Nerissa, la question est trop complexe pour que tu puisses y trouver une réponse. Trop d'éléments t'échappent.

Tu accueilles sa main sur ton épaule, son sourire et son mensonge avec frustration. Tu as le goût de l'impuissance sur les lèvres, Aglaé, et c'est une sensation que tu répugnes. Il y avait des combats que tu refusais de perdre, des choses contre lesquelles ta passivité et ta lassitude n'avaient aucun poids. Nerissa en faisait partie. Mais Nerissa avait son mot à dire. Tu pourrais, là, maintenant, tout de suite, user de ton Alice. Tu pourrais transgresser ses volontés, lui arracher la vérité par la force. Mais tu ne peux pas. Ce serait un traumatisme, le signe d'un manque de confiance évident. Tu ne veux pas la meurtrir davantage, quand bien même la frustration te tord les entrailles. D'elle-même, elle ne te dira rien, mais devenir comme tes bourreaux en arrachant ce que tu veux savoir par la force et la manipulation n'est pas non plus une option. Ce seraient les laissés gagner. Tu ne veux pas les laisser gagner. Tu lâches un soupir impuissant, tes yeux bleu-vert glisse sur le sol un moment.

« Tu pourrais, au moins, mentir mieux que ça. » Lâches-tu avec un rictus frustré. « Je comprends pas votre entêtement à me cacher la vérité… » Tu passes une main lasse sur ton visage, ramenant négligemment tes cheveux en arrière. « Tu sais que je finirais par tout découvrir, hein ? Je finis toujours par tout savoir. »

Tu pointes du doigt ta nuque, tes précieuses cordes vocales cachées sous ta chaire. Don et malédiction à la fois, cadeau et punition. Tu détestes être un alice, mais tu détestes encore plus ton impuissance quand elle implique d'autres personnes. Toi, tu n'espères rien pour toi, pour être honnête. Tu as un manque d'ambition flagrant pour toi-même. Ce manque, tu le combles sur les autres, de la même façon que tu combles ta frustration envers toi-même en jouant les justicières et en crachant ta violence à la tronche des gens qui, selon toi, le mérite. Tu finiras par toucher la vérité du doigt. Tu le sais. Tu le sais parce que c'est un besoin si puissant qu'il bat tes tempes. De cette vérité, tu ne sais pas ce que tu en feras. Tu n'oublies pas ta mère, tu n'oublies pas ton devoir. Tu sais juste que tu as besoin de le savoir. Besoin de la toucher, de l'appréhender. Tu relèves les yeux vers-elle, tu vois la douleur noircir ses traits l'espace d'une seconde.

« Montre-moi ton dos. » Ce n’est pas une question. Ni une proposition. Tu t’avances de quelques pas vers son lit. Tu croises son regard. Tu soupirs. « Détends-toi, je ne vais pas partir en guerre pour un bleu. » Euphémisme quand on sait que, sous le coup de la colère (et de l’envie de te défouler), tu es partie en guerre pour moins que ça. « Je ne ferais rien, promis. Montre-moi juste, je veux m’assurer que ce n’est pas trop grave. »

Tu t’assois à côté d’elle, attends son autorisation avant d’esquisser le moindre geste.

« Ce serait dommage qu’une chute en cours de danse t’empêche d’aller bouger, non ? »

 

@Nerissa R. Sullivan + Chambre + Fin Août 2019

Elle capitule. Tu pourrais prendre ça pour une victoire, mais tu as dû mal à faire passer le goût âcre de l'échec qui picote sévèrement ta gorge. Ce n'est pas de sa bouche que tu apprendras la vérité, ce ne sera sûrement pas de celle d'Elyas non plus. Il allait falloir fouiller, chiner, mettre les mains dans le tas de merde pour en ressortir les indices qui te manquaient. Tu devais reconstituer le puzzle, même si l'image finale qui en ressortirait devait te retourner l'estomac et le cœur. Il le fallait. L'ignorance avait ses limites et tu ne pouvais pas indéfiniment fermer les yeux.

Tu attends patiemment son feu vert, tu n'useras pas de ton alice, mais tu ne briseras pas la frontière de son intimité sans consentement non plus. Tu sais qu'un corps peut être sujet à de nombreux complexes, tu sais qu'il peut être le reflet d'une vérité qu'on tente de masquer. Toi-même qui n'est pas d'un naturel tactile, tu sais combien il peut être désagréable d'être touchée sans s'être un tant soit peu préparée. Tu attends son accord, détaches ton regard de sa silhouette par respect et rentre en contemplation avec le sol. Tu te doutes, Aglaé, que Nerissa n'a sans doute aucune envie de te montrer ses blessures. Tu te doutes que chacune des marques que tu découvriras, soulèveras des questions et tu es prête à parier qu'aucune n'aura pour réponse « je suis tombée en danse ». Pourtant, tu sais qu'elle continuera de jouer la comédie. Tu sais qu'elle continuera de prétendre que ce n'est rien, que ce n'est juste « qu'un accident ». Tu as compris, tu n'obtiendras pas la vraie version de l'histoire. Elle veut maintenir l'illusion pour une raison qui lui est propre. Tu ne comptes pas remettre cela en cause, tu as bien compris que la lutte, pour ce soir, était finie. Néanmoins, tu veux voir par toi-même, constater les dégâts. Tu veux t'imprégner de ce qu'elle cache, pour renforcer ton courage, pour que ta haine soit inépuisable et qu'elle ne te fasse pas défaut quand il sera temps de faire un choix. Tu veux, parce que Nerissa est ton amie. Tu veux, parce que tu ne supportes l'idée qu'elle soit la seule à traverser ce chemin de croix sur lequel elle est engagée.

Alors que le froissement de ses vêtements fit place au silence, tu détaches ton regard du sol. Tu poses tes prunelles colorées sur sa peau, sur la tâche bleutée qui la noircie. Tu te surprends à en voir d'autres, plus petites, de moindres importances. Tu t'en doutais, ces blessures n'auraient jamais pu se faire au club de danse. Non. Ces marques, ce sont des marques de coups. Tu fronces les sourcils, Aglaé, tu retiens cette colère sourde qui menace d'exploser. Tu as promis que tu ne ferais pas de vague, tu ne dois pas céder à l'envie de te lever et d'aller courir chercher des explications. Tu malmènes ta lèvre inférieure pour étouffer l'envie de violence qui démange ton corps. Non, tu ne dois pas céder. En silence, tu détailles la tâche, la touche du bout du doigt. Putain.

« C’est moche. »  Et ce n’était assurément pas une blessure qu’on pouvait se faire en dansant.  « T’es allée à l'hosto, non ? Tu seras gentille, quand tu croiseras l’incapable qui t’as fait les bandages tu lui rappelleras que son boulot ce serait bien qu’elle ne le fasse pas à moitié. »

De nouveau, tu passes ta colère sur une tierce personne.

« T’as de la crème ici ? Du froid ? Faudrait te mettre un truc. Pour soulager. »

 

@Nerissa R. Sullivan + Chambre + Fin Août 2019

Elle ne l'a pas vu. Tu hausses le sourcil, Aglaé, prête à rétorquer que pour ne pas voir un bleu pareil, il fallait clairement le vouloir… Mais tu te retiens. Tu te rends compte que passer ta frustration sur cette pauvre anonyme ne fera pas disparaître les tâches bleuâtres sur la peau de Nerissa. Tu te rends compte que ça n'allégera pas outre mesure le poids qu'elle porte, la pression qu'elle subit. La pression que tu lui mets, toi aussi. Tu laisses un soupir percer le bord de tes lèvres, ce qui est fait est fait. Au moins, à défaut de pouvoir abattre les murs qui la rendent prisonnière, tu pouvais prendre soin d'elle. C'était, sans doute, quelque chose dont tu devrais te contenter. Au moins pour ce soir. Parce que tu sais clairement que tu ne te contenteras pas longtemps d'être dans l'ignorance.

« Je vais te chercher ça, bouge pas. »

Tu te lèves gagne le tiroir en silence pour en sortir ladite crème de sa cachette. Est-ce que cette crème suffira seulement ? Est-ce qu'elle l'utilise souvent, Nerissa ? Tu l'imagines, Aglaé, alors que tu serres le tube entre tes mains. Tu l'imagines silencieuse, le poids des secrets sur les épaules, à panser des blessures qu'elle ne peut montrer au monde. Tu l'imagines gérer ça seule, alors qu'elle ne l'était pas. Elle ne l'était pas non, mais quelque chose la poussait à l'isolation, les poussait tous. Quelque chose qu'il fallait taire, quelque chose que le commun de l'académie ne devait pas connaître. Tu rêverais de te planter face aux trois piliers de votre prison dorée, aux trois directeurs. Tu rêverais de leur arracher par la force la vérité nauséabonde, tu rêverais de briser leur masque, observer leur vrai visage, tu rêverais de pouvoir enfin légitimer te haine, les vagues de violences qui électrisent ton corps quand tu imagines tout ce qu'ils peuvent cacher derrière leur petite cabane au milieu des bois, leur temple floral et leur étage interdit. Un jour. Un jour sûrement. Tu n'es pas idiote au point de te lancer dans une telle entreprise, ce serait du suicide, sans doute qu'on te jetterait au rang de sans étoile sans aucune forme de procès pour une telle agression. Remarque, il te semble que la vie dans les greniers est sans doute la plus honnête de toute, quand tu regardes Eulalie, par exemple, tu vois une forte tête, une combativité qui ne s'éteint jamais. C'était peut-être ça leur force, c'est peut-être ce qui en faisait des gens dangereux : quand on n'a plus rien à perdre, on emploie les grands moyens sans aucune forme de regret.

« Aglaé je… »

C’est sa voix qui te sort du flux continu de tes pensées. Tu détaches ton regard du tube de crème, tu refermes le tiroir.

« Hm ? »

Tu te tournes vers elle, il te semble voir sur son visage une expression beaucoup plus soulagée, une expression que la Nerissa qui ne ment pas est capable de faire.

« … Merci. »

Il y a quelque chose en toi qui remue, Aglaé, ça ne t'alerte pas, ça te chamboule seulement. Ses secrets, sont-ils si honteux pour qu'elle en vienne à te remercier d'être là ? Est-ce qu'il y aurait une chance pour que tu partes ? Non. Tu ne pourrais pas, jamais. De ça, tu pouvais être sûre. Si la solitude te sied, tu sais qu'elle est mortelle. Tu sais que tu n'avais pas survécu aussi longtemps dans cette jungle sans des gens comme Nerissa pour te sortir la tête hors de l'eau. C'est pour des gens comme elle que tu brilles, Aglaé, pour des gens comme elle que tu te dis, que, peut-être, tu pourrais devenir le genre d'éclat qui n'éblouit pas, mais réconforte. Le genre d'éclat qui n'éclipse pas, mais met en valeur. C'est le genre d'éclat que tu souhaiterais devenir, un éclat libre, un éclat beau à observer. Nerissa t'avait apporté cette volonté. Elle t'avait apporté quelque chose de précieux. Tu laisses un sourire étirer tes lèvres. Ils sont rares tes sourires, Aglaé, c'est pour ça qu'ils sont précieux.

« Pour la crème ? Y a pas de quoi. »

Tu la charrie, tu ne devrais pas. Tu reviens t’asseoir à côté d’elle, une moue désolée sur le visage. Bien vite tu abandonnes le tube de crème sur les draps pour venir porter une main tendre sur le crâne de cette amie si chère à ton cœur.

« Je ne les laisserais pas faire, tu sais ? Je ne les laisserais pas t'isoler. » Ta main caresse doucement ses cheveux, comme une petite fille qu'on berce pour la sortir de ses cauchemars. « J'ai promis à Elyas, un jour, que je ne laisserais personne nous retirer le peu de liberté qu'on avait. Je ne te lâcherais pas Nerissa, je ne comprends pas tout, mais t'auras toujours la liberté d'avoir une amie ici. Alors n'affronte pas tout toute seule, d'accord ? »

Tu n’es pas tactile, Aglaé, mais pour elle tu peux faire une exception.

« Allez, viens là. » Fis-tu en ouvrant les bras.

 

@Nerissa R. Sullivan + Chambre + Fin Août 2019

Ça te fait du bien de la sentir près de toi, Aglaé. Ça te rassure. Elle est là, ce n'est pas un mensonge, ce n'est pas une farce, une vérité déguisée ou passée sous silence. C'est vrai. Sa présence n'est pas illusoire, elle est bel et bien là. Tu la sers un peu plus contre toi, Nerissa si forte et si fragile à la fois. Nerissa que se bat en silence, dans l'ombre, là où personne ne la voit. Elle t'inquiète, Nerissa, t'aimerais tant savoir. Mais tu ne peux pas, pas aujourd'hui, pas maintenant. Il y a des choses, des curiosités qui devront attendre. Par respect pour elle, pour vous deux. Tu la sers un peu plus. On ne peut pas être sur tous les fronts, Aglaé, mais à défaut, tu peux au moins être là pour la consoler. Tu caresses ses cheveux comme ta mère te le faisait, autrefois. Tu te souviens de son odeur, du bien que te procurais un tel contact. Aucun enfant ne devrait lutter comme ça. Tu ne sais pas si tu rends hommage au talent qu'avait ta mère pour apaiser les gens, mais au moins tu auras essayé.

« J’ai fait cette promesse, ouais. Ça te surprend ? »

Il est vrai, que tu n'as pas l'air d'être du genre à te lancer dans de grandes promesses. Une promesse est un engagement et tu n'aimes pas t'engager, ni te donner plus de responsabilités que tu ne peux en assumer. Seulement, cette promesse-là était spéciale. C'était une promesse envers toi-même, une promesse pour te rappeler qui tu étais et ce que tu ne devais pas devenir. Qu'importent les conséquences, qu'importent les sacrifices, il y avait des choses sur lesquelles tu avais décidé de ne pas revenir. Tu croises le regard de Nerissa, tu lui souris doucement.

« Parce qu’on est des prisonniers. Et qu’il n’y a rien de plus simple que de faire ce qu’on veut d’un prisonnier. »

Ça avait été une leçon que tu avais apprise à tes dépens, dans la douleur, dans la haine de soi-même. Ce moment où on prend conscience de ne plus être nous-mêmes, ce moment où on réalise ce qu'on a fait, ce qu'on aurait été prêt à faire sans cette lueur miracle de lucidité. Ce moment où on s'en rend compte que l'on a changé, sans réussir à savoir pourquoi et comment. On a changé et puis c'est tout. On a changé et on reste con devant cette vérité. On a changé parce que le contexte l'exigeait, parce qu'on nous a inculqué une normalité, une façon de penser et d'agir en tant qu'alice. Tu ne voulais pas devenir comme ça. Jamais.

« Il y a quelques années de ça, j'ai blessé une personne très chère à mon cœur avec mon alice. Je l'ai fait sans m'en rendre compte, je l'ai fait tellement naturellement que s'en était effrayant. » Tu te détaches d'elle, Aglaé, il y a des choses qu'on ne peut pas dire avec des caresses. « Je me suis rendu compte que j'étais devenue ce que j'avais toujours dénoncé et détesté. Que sans m'en rendre compte, j'avais laissé l'académie faire de moi quelqu'un qui utilisait son alice, sans penser aux autres, sans avoir conscience de son environnement. » Tu pousses un soupir. « On fait croire aux gens, ici, qu'ils sont spéciaux, qu'être un alice signifie faire partie d'une élite, et que faire partie de cette élite nous pousse à devoir avoir l'ascendant sur les autres. On est des alices, alors on doit procéder comme ça. On nous enseigne une façon de vivre, de pensée, d'agir, et ceux qui s'y oppose sont punis. Inconsciemment, on nous retire notre liberté de pensée et d'être. J'ai fait l'erreur de suivre le mouvement, et j'ai perdu quelque chose d'important. Alors je me suis promise à moi-même de ne plus jamais les laisser faire, de ne plus jamais les laisser me façonner comme ils l'entendent. Parce que je suis ce que je suis, je veux être libre d'exister autrement que comme une alice. C'est pour ça que j'ai fait cette promesse à Elyas. Pour ne pas oublier. On est des prisonniers, mais des êtres humains avant tout. On a des droits, on ne doit pas oublier ces droits. »

 

@Nerissa R. Sullivan + Chambre + Fin Août 2019

Elle le dit comme-ci il s'agissait d'une révélation. Alice, encore et toujours alice. Tout dans l'académie creuse le fossé entre le commun des mortels et vous autres, ensuite, on creuse le fossé entre ceux qui embrasse l'idéologie de l'école et les autres. Alice, encore et toujours alice. Comme-ci naître avec un don faisait de vous un être supérieur, un être qui doit vivre autre-choses, un être qui doit connaître autre chose que la vie des gens communs. On aimait vous faire croire que l'académie était un choix, celui qui vous porterait, vous emmènerait loin, promis à une vie d'élite, forcément mieux que celle qu'on pourrait trouver en dehors des murs. Mais une vie loin de sa famille, une vie sans cercle familial, une vie sans rêves, sans possibilité d'expérimenter, de se gaver de liberté, coincée entre quatre murs… Pouvait-on encore seulement appeler ça une vie ? Tu n'en étais pas certaine, en vérité, tu pensais sincèrement que non. Il n'y avait pas d'épanouissement possible ici, jute une voie à suivre, dirigiste, déjà tracée. Un chemin imposé sur lequel avancer, sans jamais requestionner le monde, sans jamais se requestionner soi-même. Une alice avait une définition précise quand l'humain n'en avait pas. Une prison malsaine, un petit pays des merveilles, beau en apparence, avec de jolies couleurs sur un tas de merde. Il était beau et féerique votre petit pays, tant qu'on ne regardait pas dans les coins, il était magnifique. Seulement, il te semble que passer un âge, il est impossible de ne pas regarder dans les coins.

Nerissa comme toi, aviez cessés d'être des petits rats de laboratoire inconscients de leur cage depuis un moment déjà. Mais pour Nerissa, plus que toi, la cage était un cauchemar. Il n'y avait nulle maison ou foyer ici. Juste une prison aux airs de château de conte. Tu la regardes, Nerissa, si fragile et si forte à la fois. À son regard, il te semble voir que le poids qu'elle porte l'écrase. Mais tu ne peux rien faire. Tu prendrais volontiers de ce poids si tu le pouvais. Seulement, tu ne pouvais pas. C'était insupportable de ne pas pouvoir.

« T’as déjà vu la mer ? » Tu te saisis de nouveau du tube de crème. « Attends, je vais mettre la crème. » Tu te retournes pour faire face à son dos. « Moi je l’ai jamais vue. »

A l’époque vous étiez trop pauvres et ta mère était trop fragile pour sortir. Il y a tant de paysages, tant de choses que tu ignores, que tu n’as jamais vue. Tu appliques la crème du bout des doigts au départ, tu te doutes que le bleu est douloureux que ça sûrement faire mal. Tu grimaces.

« Pardon, ça doit faire mal. » Tu appliques la crème, plus énergiquement, il fallait que sa pénètre. « Quand on sortira d’ici, je vous emmènerais voir la mer, Elyas et toi. Promesse ? »

 

@Nerissa R. Sullivan + Chambre + Fin Août 2019

Tu crois deviner un sourire lorsque tu l'observes du coin de l'œil. L'extérieur, la mer, les espaces qui n'ont aucune limite, même pas celles de l'horizon. Oui, ce serait bien. Très bien même. Ce serait parfait. Un jour, quand vous sortirez d'ici, parce que vous finirez bien par sortir de là un jour, n'est-ce pas ? En dehors des murs, l'académie ne pourra rien vous faire, pas vrai ? Vous avez signé un contrat jusqu'à la fin de vos études, mais ensuite, ce sera fini, non ? On ne peut pas vous enchaîner à vie après tout hein ? Tu dois avouer qu'il y a une part de doute en toi, Aglaé. Parce qu'il y a des histoires, des rumeurs, des choses qui te font peut-être penser que l'académie n'était qu'un début. Dans toutes les familles, il y avait des vérités qu'on ne voulait pas entendre, des faits trop douloureux à encaisser, des chaînes qui restent qu'importe le temps et la distance. Enfin, inutile d'y penser. Ce n'est pas encore le moment. Ce n'est pas encore l'heure. Anticipé votre sortie, vous en aurez tout le temps du monde. Mieux valait ne pas imaginer le pire, il te semble que se raccrocher à cet espoir de liberté est l'une des seules choses réconfortantes de votre scolarité.

« T’en fais pas, Elyas j’en fait mon affaire. Il ne peut rien me refuser. »

C’est entièrement faux, la preuve, il a refusé de te donner du rab ce midi. Mais ça, Nerissa n’a pas à le savoir et tu es assez confiante quant au fait que tu finiras par le convaincre. Un jour, tous les trois libres. Sans académie, sans secret, sans cette sensation de les perdre tous les deux un peu plus à mesure que le temps avance.

« Je ne sais pas nager non plus. Faut que je demande à quelqu’un, mais je ne suis pas très en confiance à l’idée de mettre en difficulté devant un inconnu. »

Non parce que, Aglaé Silphie Lynch qui fait le petit chien au centre de la piscine en étant persuadée de passer les derniers instants de sa vie, tu imagines de loin l’humiliation et le potentiel à meme. Hors de question. Si tu apprends à nager, tu veux le faire en huit clos, avec quelqu’un qui n’osera pas t’humilier en public ensuite. Nemesis ? Elyas ? Gabrielle ?

« T’as pas des contacts avec de beaux nageurs musculeux, par hasard ? Non parce que quitte à avoir un professeur… »

Tu glisses avec un flegme, en sachant pertinemment que tu n’es pas sérieuse. Quand tu blagues, Aglaé, tu as le chic pour avoir le visage neutre. C’est une des choses qui déstabilise les gens et tu te régales des questionnements qui passent dans leur regard.

« Ce sera bien, tu verras. »

Tu finis détaler la crème avant de refermer le tube. Tu ne sais pas si ton action sera des plus efficaces, mais ce sera déjà ça de fait. Si demain, la blessure est aussi douloureuse, il faudra passer par l’hôpital de nouveau.

« Voilà, c’est fait. Tu veux que je reste un peu ou tu veux te reposer ? »

 

@Nerissa R. Sullivan + Chambre + Fin Août 2019