Les poings serrés, les mains tremblantes, Ava-Marsaidh tergiverse. Ses yeux glissent de la porte qui lui fait face au couloir qui se prolonge, et le silence est lourd, l'étoufferait presque. Elle se sent une fièvre qu'elle ne s'est jamais connue — elle a mis des heures à identifier sa source, en a assassinées plus encore à tenter de la noyer.
La saveur âcre de la culpabilité.

elle reporte pour la millième fois son attention sur le battant. elle en connait déjà presque les imperfections tant elle l'a usée de ses regards désabusés. la gorge nouée, elle s'approche et lève un poing serré
qui s'abaisse la seconde d'après.
elle recule — d'un pas, puis de deux.
ses talons heurtent le sol du grenier plus qu'ils ne le frôlent, et l'instant d'après elle dévale les escaliers — c'est une fuite sans dignité, des excuses qui s'étranglent mais ce n'est pas dans sa gorge, c'est ailleurs, c'est plus bas encore,
au creux du plexus solaire où logent et implosent toutes les émotions, plus encore celles qu'on retient. ce n'est jamais au cœur qu'elle a mal, ava-marsaidh — c'est toujours là, entre les deux seins, là où s'échouent les pendentifs de ses colliers, ce petit creux de rien mais qui l'empêche si souvent d'inspirer comme il faudrait.

elle ne savait plus ce que c'était, que de s'en vouloir à en pleurer, que de s'en vouloir à en hurler, que de s'en vouloir à en faiblir, que de s'en vouloir à en douter, que de s'en vouloir à en mourir.
même avec son frère, le poids des remords n'était plus si grand — s'il l'avait déjà été. l'abandon d'arcturus n'avait jamais été son choix, elle n'était qu'une enfant démunie qui n'avait pas eu son mot à dire sur les tragédies — c'étaient les silences de son père qu'elle portait comme une croix chaque fois qu'elle respirait le même air que son cadet.
pas ses propres travers.

et puis, samedi — samedi et son lot de cris, de larmes, ses élans de détresse et même les flammes. samedi et les ordres, samedi et l'obéissance aveugle. samedi et les déchirures — et, depuis, l'on ne regarde plus personne en face. on n'ose plus soutenir la haine dans leurs yeux. on craint ce que dirait saada, on craint ce que pourrait penser galène ; et tout ça pourtant reste encore accessoire — on n'a plus aux idées qu'un seul nom en lettres de sang sur l'or de ses propres dorures qui luisent à s'en rendre aveugle,
p a n d o r a
et les vertiges la reprennent.

elle inspire et cligne des yeux, ne réalise pas tout de suite où ses pas l'ont conduite. elle aurait voulu rejoindre son frère — retrouver la routine de ses sarcasmes qui savent si bien disséminer ses tourments, sa nonchalance confortable qui lui souffle tout va bien quand elle se met à trembler.
mais elle est descendue, plus bas encore, l'étage d'en dessous, celui de tous ceux qu'on laisse funambules sur un fil au dessus du vide — pour beaucoup la dernière chance ou le fruit des efforts récompensés pour les âmes qui entendent se racheter ;

pour un seul, ici, rien de tout ça qu'un jeu morbide initié par l'académie — et ava-marsaidh a tremblé lorsqu'elle a appris la sentence qui pesait sur les épaules d'un homme tel que lui,
tel qu'asmodée.
son nom non plus n'a pas quitté ses pensées — il s'y glissait chaque fois que ce n'était pas celui de pandora qui l'écorchait.

son souffle tremble de nouveau — parce qu'il est bientôt midi, que le réfectoire l'attend ; quelques amies de sa classe ont choisi ce moment pour fêter sa promotion, félicitations miss major ! qu'elle entend depuis quatre jours et elle n'en peut déjà plus, ava-marsaidh ; persuadée qu'il s'agirait d'une consécration qu'il faudrait comme il se doit célébrer — elle se demande, depuis qu'elle a vu la violence d'hastings exploser, si son étoile unique cerclée de rouge elle l'a bien méritée,
si c'est ce genre d'idéologie qu'il faut défendre pour être couronnée
si c'est vraiment elle, alors, qu'on a décoré.
(on n'est pas comme ça, on n'est pas cette femme-là ;
on n'est pas ce monstre qui a blessé
au nom de quelque chose de plus grand même que soi,
de tous ces ordres qu'on ne cautionnait pas,
si ?)

elle entame sa marche arrière — et la porte s'ouvre,
grincement audible et ses dents comme en écho.
Elle s'immobilise — tout à la fois bénit cette apparition qui saura l'arracher aux festivités auxquelles elle n'a pas le cœur de prendre part (elle prétendra s'être faite porter pâle ; peu importe, tout plutôt que d'être l'hôte d'une fête qu'elle n'avait pas envie d'organiser)
tout à la fois maudit les cieux lorsqu'elle entend le tintement des chaînes et que les derniers doutes sur l'identité de l'élève se dissipent.
Elle s'autorise une inspiration fébrile, avant de se tourner vers lui, claquement sec des talons sur le linoléum dans le demi-tour ajusté.

▬ Yi.

c'est court, simple, tronqué à l'extrême — pas même un prénom. brut — comme les histoires des violences qu'on lui a racontées.
elle n'a pas peur, pourtant —
ses mains tremblent, pourtant.

▬ J'imagine que mes félicitations ne seraient pas de très bon goût.

elle coule un regard éloquent en direction de la porte dans le dos du simple étoilé.

▬ Je suis presque certaine que tu es le premier qu'on décore d'une étoile pour le punir d'un acte aussi grave qu'une mutinerie. D'habitude, ce ne sont pas les rois qui couronnent leurs détracteurs...

tu es fascinant, Asmodée Yi.

L'inspiration fébrile ; Ava laisse son regard couler sur cet autre, si différent, cet autre la rage au cœur, cet autre si brûlant. Elle essaie d'imaginer, de reconstruire les images d'une scène à laquelle elle n'a pas assisté mais qu'on a cent fois dans les couloirs racontée,
elle imagine aisément comme on a plus la déformer, l'amplifier, comme ce qui s'est joué avec Pandora. Les imaginations fertiles et les soifs d'aventure, on s'invente des histoires plus grandes que soi pour rêver un peu plus haut dans nos cages dorées le plafond bien bas les hommes n'ont plus que les phosphènes sous leurs paupières pour s'évader.
On se réinvente et on réécrit nos histoires sous la plume les vainqueurs, c'est comme ça qu'on fait depuis toujours, toutes les guerres biaisées,
tous les honneurs sauvés.

▬ miss parfaite ?

le sarcasme est audible – même elle n'oserait pas,
l'audace de se croire infaillible.

elle n'est qu'une enfant, asmodée – qu'importe le dos droit, les prunelles glaciales et le menton levé, qu'importe le ton royal emprunté, qu'importe toutes les dorures si bien vernies, qu'importe ce qu'on peut croire et c'est ce qu'elle veut, qu'on se nourrisse des illusions qu'elle alimente,
qu'on la croie impavide, perchée sur son piédestal mais peu importe,

peu importe elle n'est qu'une enfant
à qui l'on ment tout autant.

▬ très bien.

elle s'approche, le pas félin, les mains nouées dans son dos – elle a ce quelque chose des gamins espiègles, des téméraires qui n'ont pas froid aux yeux,
des mioches qui, dans le dos des adultes, préparent leurs prochains coups.

▬ si les banalités t'ennuient, j'ai autre chose pour toi.

toutes ces questions qu'elle ne s'imaginait poser qu'en pensée – parce qu'elle ne craint personne,
sinon ceux qui n'ont rien à perdre.
tu es de ceux-là, de ceux qui ont grandi dans l'injustice, des laissés pour compte d'un système imparfait aux rouages enroués,
des dangereux mais pas pour les raisons qu'on avance, pas pour leur alice – pour ce qu'ils sont tout entier, désespérés.

▬ qu'est-ce qui te pousse à mettre tant de cœur à l'ouvrage à chaque fois que tu entrevois une éventuelle porte de sortie ? qu'est-ce que tu espères trouver, dehors ?

qu'est-ce qui serait plus beau ailleurs qu'ici, dis-moi ?

▬ si mes souvenirs ne sont pas erronés, tu n'as jamais rien connu d'autre que l'académie. à quel point idéalises-tu le monde hors de ces murs pour tout mettre en jeu comme tu le fais ?

la curiosité, dans ses yeux, n'est ni feinte ni tordue – il y a, dans ses questions, un intérêt profond ; elle qui n'a connu pendant dix ans que les méandres d'une vie qu'elle ne donnerait rien pour retrouver,

elle cherche, sans comprendre,
ce qui peut appeler le cœur à hurler liberté.

À présent immobile, à quelques pas tout juste de son interlocuteur, Ava-Marsaidh incline la tête tandis qu'il parle. Comme il ne la regarde pas — et le pourquoi est suffisamment évident pour qu'elle ne s'offusque pas qu'une paire d'yeux daigne ne pas la frôler — c'est elle qui ose l'audace de le détailler. La façon dont ses lèvres s'étirent, tout ce qu'il ne dit pas mais que ses rictus trahissent, la nonchalance de sa posture — elle comprend ce qui effraie, ce qui fascine, ce qui alimente les bruits de couloirs et les regards en biais, les rumeurs, les murmures inquiets.

Et puis, le silence — et ses mains dénouées, ses bras qu'elle croise sous sa poitrine, comme un besoin permanent d'une accroche entre les doigts qu'elle ne sait pas laisser au vide.
C'est elle qui sourit, plus légère, moins audacieuse — les intonations un peu plus lointaines, comme si elle ne s'adressait plus tout à fait à Asmodée.

▬ C'est tragique... d'être à la fois le plus libre et le plus prisonnier d'entre tous.

Elle ne se ressaisit pas tout de suite — parce que l'écho est étrange. Elle porte au cœur les mots de son frère, les interrogations qu'il lui a laissées en filigrane dans les cynismes — sait trop bien comme elle n'a rien pour rêver, rien pour trembler, rien
que le poids d'un héritage qui n'aurait pas dû être le sien et
et elle pourrait être libre, Ava-Marsaidh, libre de régner, libre avec ses jolies étoiles, avec son pouvoir acquis, elle pourrait être libre
si seulement c'était la vie qu'elle avait choisi.

Elle soupire — inspire, relève la tête et redessine sur ses traits la droiture qu'on attend d'elle et pourtant,
s'il pouvait voir ses yeux à elle il y verrait
des esquisses des desseins que personne ne lui connaît.

▬ Est-ce que tu veux voir à quoi ressemble une ville ? Une vraie. Une grande ville, comme Dublin, Londres ou Paris. Leurs lumières, leurs bruits, leur vie.

Mordillement de la lèvre — elle trébuche sur ses propres intentions, bascule son regard dans le couloir toujours désert.

▬ C'est une proposition inédite sans renouvellement possible, alors réfléchis bien. Si c'est oui, pas ici. qu'on soit certains d'être seuls.

Si c'est non... Si c'est non,
alors surprends-moi,

si c'est non,
alors tant pis.

Il s'approche et elle l'observe encore, la crainte dissipée — Ava-Marsaidh n'a que peu appris à trembler, jamais à se retirer. Délicieuse effrontée et c'est peut-être ce qui la perdra — de n'avoir si peur de rien qu'elle ne fuira pas les vérités qui finiront par la faire tomber.

Les questions légitimes, comme s'il cherchait à démêler les entrelacs d'un piège tendu dans lequel elle voudrait le voir se prendre — pourtant pas muée de mauvaises intentions, la jeune Nova n'a au cœur que des curiosités brûlantes, des idéaux fragiles sans substance, encore malléables et qui n'attendent que d'être façonnés ;
à l'image de qui voudra bien lui montrer
que la vie qu'on a dépend de ce que l'on en fait.

▬ Précisément pour toutes les raisons que tu viens d'énoncer.

Un pas dans sa direction — la distance qui les sépare qu'elle réduit presque à néant, comme pour montrer qu'elle ne cille pas,
et comme elle est grande, Ava-Marsaidh, ainsi surplombée,
les doutes à l'âme et les poings liés.

▬ Rien ne t'arrêtera plus. Tu l'as prouvé. Que tes idéaux valent plus que la raison, que tu ne crains pas l'ire de nos rois.

Qu'il est fait de la même matière qu'Hastings — taillé en brut dans une roche solide aux rebords tranchants pour qui manipulerait les éclats sans précautions.

▬ Même traîné dans la boue, tu te tiens encore debout devant moi, tu te moques, tu demeures nonchalant, tu défies encore le monde entier. Je représente tout ce que tu exècres mais tu m'entends. Tu joues encore. Tu n'as pas abandonné.

Tu n'as pas laissé ce monde faire de toi ce qu'il voulait.

▬ J'éprouve une certaine tendresse pour les gens comme toi qui savent faire leurs armes dans le peu que les gens comme moi leur laissent.

Je sais, Asmodée, je sais bien — que c'est de la misère de ton rang
que naissent les privilèges de mon sang.

▬ Fais ton choix. Maintenant.

Qu'il parle à l'instant,
ou qu'elle brûle à jamais.

Au sourire d'Asmodée répond le sien en reflet ; elle se fend d'un rire léger – presque un soupir désabusé. Il parle de convictions et la voilà qui cille, la voilà qui rit ; elle détourne le regard et ses prunelles se perdent dans le couloir vide et silencieux de l'aube de midi. Il parle de convictions et la voilà qui tremble et qui doute même si ce n'est qu'un instant,
à se demander ce que sont les siennes
et ce qu'elles valent
(lui réclame liberté quand son cœur à elle s'est épris de justice – mais elle s'est parée des étoffes de la corruption et,
et qui l'écouterait si elle disait
ce n'est pas ce que vous croyez ?)

Il poursuit et la captive de nouveau – en une seule inspiration elle boucle au fond d'elle ces interrogations en suspend qui ne lui siéent pas si bien. Elle laisse courir ses yeux sur l'autre qui ne peut l'observer que de biais, s'amuse de cette idée de voir sans être vue quand elle détaille les traits de son visage à la pâleur translucide que ses prunelles si étranges prononcent plus encore.
Elle comprend, tenue ainsi si proche de lui par la défiance et l'audace, ce qui fascine, intrigue et effraie – tout, en Asmodée Yi, brûle d'idéaux trop féroces pour le commun des mortels. Des projets égoïstes, des désirs égocentriques – des rêves trop profondément humains pour qu'on puisse les déraciner des entrailles de son être.
Et c'est en l'écoutant, tête inclinée de biais, qu'elle réalise qu'elle s'était trop longtemps leurrée.

Il n'est pas difficile, pas récalcitrant, pas dissipé ; il n'est pas de ces revêches qu'on finit par conditionner, pas de ceux qui finissent par céder. Il parle et elle pourrait presque trembler – c'est terrifiant, elle songe ; c'est terrifiant comme voir le monde au bord de ses lèvres lui semble brusquement aussi essentiel que s'il parlait de la nécessité de respirer.

Et ce sont ses propres mots qu'elle déforme et réaligne autrement ;
qu'y aurait-il de plus beau ailleurs plutôt qu'ici mais
qu'y a-t-il d'assez beau ici qui les retiendrait aussi ?

Elle recule d'un pas – réinstaure entre eux une distance qui dissipe son trouble d'un rien, reprend consistance en même temps qu'elle reprend son souffle et que ses mains retombent le long de corps.
Elle sourit – et c'est léger, presque tendre.
Satisfait.

▬ Au risque de me répéter, tu es fascinant, Asmodée Yi.

Dans sa voix une approbation respectueuse – elle n'a pas menti. Elle aime ceux qui savent rêver plus grand qu'elle et pour de vrai. Qu'importent les mobiles – seuls importent la rage et le cœur qu'on donne à l'ouvrage.

▬ Très bien.

Elle croise les bras et dévisage cet autre étrange qui la déconcerte plus qu'elle ne l'admet – elle pourrait partir mais quelque chose la retient, l'attire et la garde en orbite autour de l'astre singulier.

▬ J'attendrai avec impatience le jour où tu la décrocheras, ta liberté chérie.

Pas de rire, ni d'ironie – Ava-Marsaidh patiente, fébrile ; elle attend que vienne l'heure des grands gestes et des grands mots, elle veut voir comme on sait vivre quand on y croit alors qu'elle ne croit presque en rien.
Elle voudrait qu'on lui montre, à elle aussi – qu'on lui montre ce qu'on pourrait faire d'un monde qui leur appartient.

▬ Asmodée, dis-moi... Réponds en toute honnêteté, je te prie, souffla-t-elle en dardant son regard sur l'étoilé malgré lui. Penses-tu qu'il reste quelque chose à sauver, dans cette académie ? Qu'on pourrait... Je ne sais pas. En faire quelque chose de plus juste. Un endroit sûr. Une école qui mérite qu'on se batte pour la parfaire plutôt que pour la détruire, peut-être.

Peut-être – peut-être avoue-t-elle, à demi-mot, ses projets fragiles, le mobile de tous ses gestes et dont elle n'a jamais parlé (dont elle n'a soufflé, à l'oreille d'Arcturus, qu'un piètre à peu près) ;
d'être une nova, certes, mais pas si mauvaise, moins injuste et pas plus biaisée qu'un autre – d'être bercée de privilèges et d'en user à s'en écœurer pour s'approcher des sphères les plus puissantes du système
et peut-être – peut-être avoue-t-elle, à demi-mot, qu'elle non plus ne porte pas ses insignes au cœur (qu'ils pèsent lourd sur son col) mais qu'ils sont sa seule issue,
pour elle qui n'est pas une révoltée, pas une belliqueuse, pas une guerrière
rien qu'une reine, une politique à qui les pourparlers siéent mieux que les poings levés.

▬ Dis-moi que je suis une imbécile heureuse, Asmodée. Qu'on en finisse.

Brise mes rêves, va, s'il le faut ;
et peut-être qu'en nos noms
j'en forgerai de nouveaux.