Il y a eu du rouge, rien que du rouge. On s’était demandé comment un être humain faisait pour en contenir autant. Du rouge, rien que du rouge, on s’en souvient encore. On n’avait pas souri. On n’avait pas ri. Pour la première fois on avait senti le visage se figer, les muscles se tétaniser. Le cœur avait battu, interdit, presque honteux de faire autant de bruit dans le silence. Et le silence, justement, pesant, jusqu’alors on n’avait jamais réalisé qu’il pouvait avoir un poids. Figé, le rouge avait une odeur qui piquait le nez. On avait traversé le mur qu’on aurait pas dû, violé une intimité qu’on n’avait pas à déranger. Pourtant, malgré le rouge, malgré le cœur, malgré l’odeur, malgré tout, on avait couru, couru loin. Avec le recul, on se dit que c’était peut-être pour fuir, avec le recul, on se dit que ça n’avait rien d’héroïque. Ce rouge-là, on ne l’aimait pas, et on en parlerait à personne. Ce rouge-là, on l’a pourtant décrit au premier adulte qu’on avait vu, comme dans un vieux réflexe hérité des mises en garde de Maman. Ils avaient soulevé la fille en rouge, on s’en souvient, on a même pas été puni pour être entré là où il ne fallait pas. On avait dit que c’était un accident, mais que c’était finit, que tout allait bien.

Pourtant, le rouge nous a suivi toute la nuit, puis celle d’après. On le voyait suinté du plafond, le soir, on le voyait sur les tables, les murs. On avait fixé nos poignés, interdit, comment autant de rouge peut sortir de si petits orifices ? On se souvient d’avoir eu une vague pensée, à se demander si on faisait bien d’être curieux, si on ne devrait pas parler du rouge aux copains. Mais on n’a pas pu, on n’a jamais pu. Le rouge, et elle, c’est toujours resté un secret. Notre secret, celui qu’on emportera dans la tombe. La seule chose, avec la liberté, qu’on ne partagera jamais.

On se souvient, de ce matin où on avait sauté du lit, traversé les murs pour s’enfoncer là où très peu vont. Un grand bâtiment tout blanc, celui des gens malades, celui où les gens ne riaient pas, ne bougeaient pas. On s’enfonce, demande si on peut voir la fille qui n’est sûrement plus en rouge, maintenant. Une chambre toute blanche qu’on nous présente, elle dort, on nous explique qu’elle dort beaucoup. Alors on s’assoit en silence, on la fixe, elle ses poignets tout de blanc habillés. Plus de rouge, juste du blanc immaculé. Une obsession qu’on ne comprend pas cette couleur. Puis, il y a un grognement, des draps qui bougent et un corps qui se lève. Toujours immobile sur notre chaise, on contemple. T’as plus rien de rouge sur toi, à présent.

« Yo ! »

Est-ce qu'on se connaît ? Ça fait hausser un sourcil, ce genre de question. Bruyant comme on est, on prendrait presque comme une attaque personnelle de n’avoir pas graver notre visage dans les mémoires de tout le monde. Comme quoi, on ne fait encore assez de bruit dans l’académie.

« J’suis dans ta classe, nounouille. »

Tu sais, tu dois savoir. Un grand sourire. Une tête de con. Qui fait beaucoup de bruit et rigole de tout, même dans les pires moments. Ce gars immature. Ce gamin. Ce sans gêne. Bah c’est nous. On fait le singe depuis presque dix ans maintenant. On ravage le zoo, pas par envie d’aller à l’encontre du règlement, mais juste parce que l’amusement compte plus que les étoiles et tout le reste. Enfant on était un roi, maintenant on n’est plus rien qu’un clown. Paraît que c’est à cause de l’âge, parait à presque dix-huit ans c’est mal vu d’être encore un enfant. Qu’importe, on a notre avis bien arrêté sur la question. La quête des autres elle n’a pas de sens, mais la tienne, en revanche, elle nous intrigue. Alors on se désigne du doigt avec le sourire des bons jours. On va te rappeler à notre bon souvenir, attends juste.

« Sunshine, le clown, le bouffon, la princesse d’insta. T’sais, le gars qui passe à travers les murs et fait n’importe quoi. Le boloss, que tu ne vois pas trop souvent en cours mais qu’est quand même là. Fait de la balle à prisonnier alice, chante sous la douche, tout ça, et qui t’as accessoirement trouvée en sang et, de façon très surprenante je te l’accorde, apparemment sauvé la vie. »

Un petit coucou de la main, en tout bien tout honneur. Pas trop friand d’être appelé un sauveur quand on a fui en premier lieu. Pas vraiment content d’être dans la place du héros. Trop de responsabilité rattaché à ce rôle, et ça n’a jamais été notre truc les responsabilités. Alors on a préféré fermer notre gueule que de fanfaronner. Surtout quand ton acte, à nos yeux, éveille quelque chose de particulier. Toujours perché sur la chaise, à distance raisonnable, askip faut pas trop brusquer les filles alors on reste-là. On voudrait te poser la question. Peut-être que c’est une mauvaise idée. Puis, on se souvient que la réflexion c’était trop notre truc non plus alors on ose. Après tout, y a que comme ça qu’on obtient ce qu’on veut, non ?

« J’suis venu voir comment tu allais… Puis j’suis venu te poser une question aussi. »

Le sourire il a du mal à ne pas trembler, cette fois-ci.
Pas pour les raisons que tu crois.

« Pourquoi ? »

Le regard qui déshabille tes poignets

« Pourquoi t’as fait ça ? »

Pas de jugement.
Pas d’accusation.
Juste une dérangeante et inexplicable attraction.

La question te choque, ton hésitation nous laisse perplexe. Tu pourrais répondre « parce que », après tout c’est la réponse qu’on donne, nous, généralement. On doit avouer, cependant, qu’on attend autre chose, autre chose qu’un parce que, autre chose qu’un je ne sais pas. On veut comprendre, on veut savoir, ce qui peut motiver une personne à précipiter sa fin. Pas parce qu’on veut juger l’acte, juste parce qu’on se demande quel genre de logique a pu rendre cette option légitime. Toi, tu sembles regretter, pourtant t’as voulue en finir à un moment. Avant que tu regrettes, à quoi tu pensais ?

On n’aurait peut-être pas dû poser la question. Maman disait souvent que la curiosité était un vilain défaut. Papa disait que toutes les vérités n’étaient pas bonnes à entendre. Ils avaient raisons. Ils ont toujours eu raisons. Tes mots, Yseult, ça fait tambouriner le cœur, ça le fait tambouriner douloureusement.  Un écho douloureux. Une goutte de lucidité et de conscience tombant les eaux calmes du vide. L’onde, juste une onde, mais ça vient perturber la tranquillité de l’eau. Les images deviennent floues, les certitudes se brouillent. Cet écho-là, on le déteste tant il fait mal.

Tu dis que tu ne pouvais pas être toi.
Le monde ne nous permettra pas d’être nous.
Tu avais l’impression d’être seule.
Pourquoi la distance entre nous est plus grande, Ez ?
Malgré ceux qui t’entouraient.
La grille de l’académie passée, on existera plus pour personne.
T’avais l’impression qu’on ne te comprenait pas.
Immature. Boloss. Gamin. Grandit un peu, Sun.
Qu’on ne savait pas voir au-delà de ce que tu montrais.
Vous entendez-pas que je hurle ? Jay ? Stan ? Ez ?

On déglutit. Et on ne sourit plus.

Il y avait d’un côté les souffrances qu’on cache. Les souffrances qu’on ne veut pas admettre.

J’ai peur de la fin. J’ai peur d’être seul.
Je veux être libre. Mais j’ai peur d’être seul.

Il y avait de l’autre le vide et le néant

Comme un patin sans cœur. Comme un clown sans masque.

Et les deux tournent autour de toi. C’est étouffant. Et il n’y a pas d’issue.

Une fois les portes de l’académie passé, il n’y aura pas d’issue.

« Et… Et maintenant ? »

Un écho, une onde qui trouble la surface de l’eau.