Henrietta n’appartient pas vraiment au monde des vivants. Elle est bloquée dans une dimension où le soupir est le métronome des journées. Elle a le sentiment que ses poumons ne sont jamais assez pleins, et qu’ils ne le sont toujours pas quand elle les gonfle au point de se faire mal. Elle a l’impression de vivre enveloppée dans de la ouate, qui assourdit et obscurcit tout ce qu’elle pourrait percevoir.

Henrietta brode. Sur son tambour, des fleurs opulentes, des paysages oniriques et des oiseaux printaniers. Elle a une expression indéchiffrable de marbre antique, quelque part entre la méditation tranquille et le mépris altier. Elle n’est pas vraiment présente. Il n’y a plus d’espace autour d’elle, rien que le plan tissé serré sur lequel elle trace des traits ; et il n’y a plus de temps non plus, elle existe le mieux dans cet état de demi-conscience où elle ne pense pas.

A côté de ses fleurs et de ses oiseaux, Henrietta s’est emprisonnée sur le canevas, prise dans les fils et les trames en lin. Volontairement elle s’est coupée des obligations sociales et des mascarades humaines. Elle est mieux seule, couchée au milieu des bouquets mercerisés, tissée dans le blanc. Il n’y a que là que sa vie a un sens.

Henrietta hait les gens.
Elle déteste les parfums qui sentent trop sucré ou trop musqué, elle trouve horripilantes les petites manies des gens, elle hait les rires et les jérémiades, et le reste aussi. Elle méprise les gens pour mâcher trop fort ou pour tenir le stylo d’une façon non orthodoxe. Elle juge vite et condamne à coup sûr.

Elle considère que son alice est un pouvoir de mort plutôt qu’un pouvoir de vie. Pouvoir redonner une deuxième chance, c’est tout aussi bien pouvoir la détruire. La vie n’a plus de signification, plus de but, et plus sa valeur unique quand on sait qu’il y en a plusieurs. Les humains peuvent se décomposer en paix dans leurs cercueils, ils y seront bien mieux que sur terre. Elle s’est érigé une place de bourreau aux enfers et elle a décidé que personne n’en sortirait.

Et pourtant Henrietta supporte très mal sa solitude. Elle aimerait aimer les gens. Elle aimerait les traiter avec indifférence et tolérance. Son coeur crève d’envie de ressentir et de partager. Alors elle brode. Elle imagine des mondes dépourvus d’humains, et c’est la pensée qui la réconforte le plus.

L’oiseau est paisiblement étendu dans l’ombre du genévrier. Il est allongé sur le côté, comme si un coup de vent l’avait déséquilibré. Son ventre rond et son plumage duveteux indiquent que c’est un bébé, mal tombé du nid ou aventurier malheureux. Le vent caresse ses ailes qui se soulèvent un peu. Il est tombé dans les bulbes de tulipes, les tulipes que son père cultivait avec passion par brassées, avant l’incident.

Henry ouvre ses mains, s’accroupit et les passe sous l’oiseau mort. Il est froid, mais ses plumes sont très douces. Elle le soulève précautionneusement, le regarde de plus près, souffle dans son duvet pour s’assurer qu’il est vrai.
Elle ressent une petite tristesse pour le bébé et referme doucement ses mains sur lui.

Derrière elle, son père est debout. Comme d’habitude, il ne dit rien, se contente d’assister aux découvertes de sa fille. Qu’elle se soit saisi d’un volatile mort ne le fait pas broncher. La bouche entrouverte et les yeux vagues, on se demande s’il pense quoi que ce soit.

Soudainement, elle sent la chaleur affluer dans le corps du petit merle, en même temps qu’elle sent le bout de ses doigts refroidir. Il ouvre son œil noir, pétillant et à l’affût. Il redresse la tête, saute sur ses pattes. Il s’est déjà envolé.
Henrietta rit aux éclats. C’est donc ça ! Sa mère lui avait raconté déjà, ce que ça faisait, cette impression exacte de donner la vie. Ce sentiment de faire don de soi pour quelqu’un d’autre. Elle se retourne vers son père, euphorique.
Il est toujours stoïque. Il vient d’arracher des tulipes. La terre tombe des racines en mottes sur ses chaussures.

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Cet épisode marque le moment où l’alice de Henrietta dut être signalée pour qu’elle soit prise en charge. Les Jones se sont toujours attendus à ce moment, il n’y eut donc pas une grande effusion. Sa mère la prend brièvement dans ses bras, alors qu’elle devait partir. Elle semblait hésiter à dire quelque chose. Elle le fit à voix basse :
« Henry... fais attention et maîtrise ton alice. Ne te mesure pas à quelque chose de trop grand pour toi. »
Il y eut un silence. Et dans ce calme, tous les non-dits de cette petite famille de campagne éclosent dans son dernier moment. Son père, hébété, ne fait pas un geste pour aller vers sa fille.
Le coeur d’Henrietta se serre.
Sa mère regrettait-elle ? Regrettait-elle d’avoir fait ce qu’elle a fait ? Regrettait-elle de voir l’homme qu’elle avait aimé dans cet état ? Catatonique, ancré à mi-chemin entre la terre des vivants et le royaume des morts ?

Sa mère n’avait plus jamais utilisé son alice. Elle qui portait toujours secours aux animaux cognés sur la route serrait des dents en les dépassant. Et Henrietta repense aujourd’hui à sa mère, et imagine comme ça devait être glaçant. De voir son mari mort, de céder à la tentation de le faire revivre. Et de ne pas y arriver, parce qu’il y avait trop d’enjeu, trop de sentiment. Et de vivre avec ce dernier acte, ne pouvant pas l’annuler, ne pouvant pas retirer la demi-vie qu’elle avait accordée, et ne pouvant pas compléter la mort qui l’avait accueilli.
Et de porter ce fardeau tous les jours, tous les matins quand elle l’habillait, tous les midis quand elle le nourrissait, tous les soirs quand elle le lavait.

Henrietta leur fait signe de la main depuis l’arrière de la voiture, pendant qu’elle s’éloigne, et sa mère répond timidement. Elle la voit prendre la main de son mari, puis la retirer de suite ; comme si elle avait oublié un instant qu’il n’était pas lui.
C’est cette image qui obsède encore Henrietta douze ans après.