J'ai dix ans. Papa vient de couper maman en deux.

Dans n'importe quelle famille, ce serait une tragédie, un crime atroce. Dans la mienne, c'est un soir comme les autres. Parce que, comme toujours, papa va la recoller dans quelques secondes et le public continuera à se demander comment il a fait. Depuis le temps, je le sais. J'ai grandi avec lui, je connais la plupart de ses tours et ceux comme celui-là sont mes préférés. Ceux qui demandent plus que faire apparaître ou disparaître des choses. Ceux pour lesquels il faut vraiment travailler. Ça le fait sourire quand je le dis comme ça, il dit que tout le monde n'est pas comme moi. Que personne ne l'est vraiment. Que les autres doivent travailler aussi pour ces tours là. Moi, je les fais sans truc. Ça a toujours été comme ça. Je peux faire disparaître la carte que vous venez de tirer de vos mains et la faire réapparaître dans la poche de votre voisin. Je pourrais vous raconter la fois où j'ai dû appeler à l'aide, parce que j'avais sorti une vingtaine de lapins d'un chapeau et que je ne savais pas comment les y remettre. Il a beaucoup ri, ce soir là.
Maman un peu moins. Elle avait son air exaspéré, accompagné de l'habituel "Oh... Dio..." qu'elle dit quand je fais des bêtises.

Elle a toujours été la plus sérieuse de mes parents. Avant de rencontrer papa, elle étudiait la sociologie ou quelque chose comme ça. Elle a tout abandonné pour le suivre autour du monde et vivre la magie pour toujours à ses côtés. C'est une vie de rêves. Pas toujours facile, le public est parfois difficile. Mais papa est doué, il sait charmer, surprendre, époustoufler.

Pendant cinq ans, nous avons vécu à Las Vegas. C'était plutôt sympa de ne pas devoir changer de maison tout le temps. Il y était très demandé. Mais les modes passent vite et le public désire toujours de nouveaux tours, alors nous avons repris la route, sommes passés à Cracovie pour que je fasse connaissance avec mes grands-parents. Je suis resté chez eux un moment pendant que mes parents poursuivaient leur tournée. Ils étaient gentils et j'aimais bien les pierogi.

C'est là que j'ai fait ma plus grosse bêtise. Papa m'avait toujours dit de faire attention avec mon don. De toujours faire croire qu'il y avait un truc derrière mes tours, parce que des gens mal intentionnés voudraient m'enlever si ça s'apprenait. Mais j'avais douze ans et il y avait cette fille...

Elle s'appelait Kassia, c'était la grande-sœur de mon voisin et ami, Josef. Et, à mes yeux de l'époque, la plus belle femme du monde. Pour elle, j'ai réalisé l'impossible. Des tours de magie trop incroyables, sans prudence, sans truc. Elle avait un rire magnifique et communicatif. J'aimais la voir s'émerveiller. Elle a fini par découvrir la vérité, bien sûr. J'étais loin d'être discret. Alors, je lui ai fait promettre de garder le secret.
Quand les gens en costume sont venus me chercher, j'ai appris une grande leçon de vie : les secrets ne doivent jamais être partagés. "Ne le dit à personne." N'inclut pas le confident de la personne à qui tu confies ton secret, apparemment. Ni le confident du confident, etc.
En quelques jours, la moitié du village était au courant et il ne fallut que quelques semaines pour voir débarquer des agents du gouvernement.

Ma capture ? - Parce que je ne les ai pas suivi gentiment, cela va sans dire. - Ils ont dû s'y reprendre à trois fois. Je dois être l'un des rares élèves à s'être enfuit plusieurs fois avant même d'avoir passé les portes de l'académie. J'ai même eu le temps de fêter mon anniversaire entre la seconde et la troisième. Nous étions tout juste arrivés en Irlande à ce moment là.
La première fois, j'ai juste jeté un fumigène en criant "ABRACADABRA", l'instant d'après, je faisais signe aux agents depuis la fenêtre d'un bus qui passait à quelques mètres de là.
La seconde est un secret professionnel, désolé. Tout ce que je peux dire, c'est que remplir une voiture de cartes à jouer peut être un souci pour le conducteur.
A la troisième, ils m'ont fait comprendre sans subtilité que ma famille aurait des problèmes si je ne les suivais pas gentiment.
Que vouliez-vous que je réponde à ça ? Je n'avais que treize ans.

L'académie ne semblait pas si terrible, au début. C'est quand j'ai découvert les inégalités que j'ai compris à quel point cet endroit était pourri. Si on voulait avoir de la bouffe décente et un coin sympa où se pieuter, il fallait être un gentil toutou, suivre le règlement, avoir de bons résultat, bien maîtriser son alice... blablabla, c'était fatigant rien que d'y penser. J'avais l'habitude d'être libre, mes parents étaient plutôt cool, ici c'était la sanction au moindre pas de travers. Du pur formatage. Nous n'étions plus des enfants, juste des outils. Exploités pour les intérêts d'autrui. J'ai toujours été plutôt égoïste, pas vraiment dans ma nature de faire des efforts pour les autres.

Enfin, ça allait. Je m'en sortais bien pour l'alice, j'avais des années de pratique dans un milieu parfait pour ça et je trichais suffisamment bien pour m'en sortir en cours, même si rien d'extraordinaire. Ça aurait demandé un effort, suivez un peu. Mais quand je regardais ceux qui en étaient presque au pain sec et à l'eau, ça sentait quand même pas mal la maltraitance, dans le coin. Et ça m'agaçait. Pas assez pour y remédier, j'ai pas vraiment le profil pour l'héroïsme. Juste assez pour m'enfuir encore une fois, quand j'avais quinze ans.

C'était tout un spectacle. J'ai employé des accessoires empruntés au club de théâtre, annoncé le spectacle une semaine à l'avance. Sous les yeux de tous ceux qui étaient venus, je suis entré dans une boîte et elle a été transpercée d'une dizaine de lames. Bien sûr, quand elle a été ouverte, il n'y avait personne à l'intérieur. Mais ça a laissé tout le monde perplexe assez longtemps pour que je sois déjà loin quand ils ont remarqué que je m'étais fait la malle. J'ai pu retrouver mes parents le temps d'une journée, les rassurer, passer un petit moment en famille.

Puis, je suis rentré sagement avant qu'on vienne me chercher. L'épée de Damoclès pesait encore trop lourdement au-dessus de nos têtes pour tenter le diable plus que nécessaire.

...
Je hais cette école.
Donnez-moi un voile assez grand et je la ferai disparaître.