D’aussi loin qu’il se souvienne, Basile a toujours détesté qu’on écorche son prénom.
D’aussi loin qu’il se souvienne, Deirdre a toujours dérogé à cette règle, malgré ses nombreuses protestations et grimaces réprobatrices. Il ne lui avouera jamais, bien sûr, mais force est d’admettre qu’il a fini par se faire à ce diminutif que seule Deirdre est en droit de prononcer.
Avachi sur son bureau, un stylo dans la bouche, Basile tournait négligemment les pages de son carnet rose délicieusement décoré de paillettes dorées qui formaient les mots «
Vis tes rêves ». Si le carnet était kitsch en soi, Basile comptait sur cette phrase écrite en français pour rajouter du mystère et tromper les éventuelles personnes qui pourraient entrer en possession de l’objet. Et pour cause, il contenait les projets de vie de Basile, eux-mêmes écrits en Français, afin que personne ne soit en mesure de lui voler ses idées. Parmi elles, la dernière en date était celle qui retenait toute son attention actuellement.
Si tout se déroulait selon ses plans, Basile ne tarderait pas à faire une entrée fulgurante dans le
Nail art game. Pour cela, il avait juste besoin des talents de Deirdre, en étant lui-même totalement dépourvu malgré ses nombreuses tentatives. Basile avait fini par lâcher l’affaire, dépité de ruiner systématiquement des heures de travail en essayant simplement d’attraper son téléphone. Son impatience le poussait toujours à provoquer de grosses traces disgracieuses sur son vernis frais. Lorsqu’il était avec Deirdre, au moins, les choses avaient tendance à bien se passer, et il ne recevait jamais autant de compliments sur sa manucure que lorsqu’elle en était l’artiste.
Basile s’arrêta de tourner les pages de son carnet et baissa le nez sur les instructions griffonnées à la hâte quelques jours plus tôt. Dans l’ordre, il lisait :
Convaincre Deirdre d’être mon associée
Nail art minimaliste & élégant (noir et blanc + or + 1 couleur ??)
Ouvrir le compte instagram
Nom du compte ??? -> demander à Deirdre
Aller voir Vega pour les photos
+ trouver des modèles !!! Vega
Faire de la pub
Si Basile se voyait déjà créateur de tendances pour les ongles, c’était parce qu’il avait tout prévu pour rallier Deirdre à sa cause. Il avait planifié un rendez-vous avec la jeune femme, officiellement pour rafraichir sa manucure, officieusement pour la recruter en tant que partenaire commercial. Basile avait passé la matinée à peaufiner son discours afin de la convaincre qu’elle était la personne idéale, et à imaginer les nombreux partenariats qui le rendraient riche et célèbre.
Pour l’heure, il glissa son carnet rempli de rêves inachevés dans la poche de son sac, enfila la veste de son uniforme et jeta un dernier regard à son miroir. Là où il n’y avait pour l’instant qu’un étudiant en quête de reconnaissance, se tiendrait bientôt le patron d’une entreprise florissante. Il lissa ses cheveux pour la forme, puisqu’ils se dressèrent aussitôt en boucles indomptables sur son crâne, et quitta sa chambre en direction de celle de sa future associée.
D’un pas guilleret, il entra sans frapper et offrit son plus beau sourire à Deirdre, qui l’attendait installée derrière sa table de lit, déjà prête à faire des merveilles.
«
Bonsoir Deirrr ! » chantonna Basile en posant négligemment sa veste sur la chaise de bureau, son accent lui faisant prononcer le « rrr » à la façon d’un raclement de gorge.
Il enleva ses chaussures et s’installa aussitôt en face de la jeune femme, jambes croisées, sans se défaire de son sourire, puis sortit son téléphone pour le planter sous les yeux de Deirdre.
«
Est-ce que tu peux me faire quelque chose qui ressemble à ça s’il te plait ? » demanda Basile en tournant le téléphone dans sa direction pour contempler l’image.
«
Un truc un peu classe pour une fois, et un peu plus sombre que d’habitude pour changer. » compléta-t-il avec un regard entendu pour Deirdre, qui avait plutôt l’habitude de le voir débarquer avec des envies de rose flashy et de paillettes.
Basile s’empara d’un disque de coton qu’il imbiba d’alcool, pour le passer sur ses ongles avec une application exagérée. Entre chaque doigt, il suspendait son nettoyage pour raconter à Deirdre le début de sa folle semaine de cours. La grande majorité des évènements partagés ne méritaient pas tout l’engouement qu’il mettait à raconter sa vie dans les moindres détails à Deirdre, mais puisque cela ne semblait pas déranger son amie, Basile s’en donnait à cœur joie pour ne négliger aucun élément, si insignifiant soit-il.