Saada n’avait pas beaucoup dormi depuis les évènements de la nuit du 15 février, mais malgré les inquiétudes qui lui avaient longtemps traversé l’esprit concernant la direction de l’Académie et les implications du gouvernement, elle n’avait encore jamais fait de nuit blanche totale à cause de ces pensées trop intrusives ; jusqu’à ce qu’on lui annonce qu’elle avait été invité à rejoindre la nouvelle brigade d’élèves instaurée au sein de l’école.
Le discours du président après l’incident l’avait laissée de marbre –elle avait suffisamment entendu  ses parents analyser des discours politiques étant petite pour déchiffrer le vide entre les mots creux– et un sentiment de rejet pur et simple même, s’était insinué en elle quand la question de la section Nova fut abordée.
De la délation. On leur demandait de devenir les bourreaux de leurs nouveaux camarades, de renforcer plus encore l’atmosphère malsaine et élitiste qui pourrissait déjà depuis longtemps l’air de l’école et son dégoût était presque épidermique.

Saada hésitait pourtant. Des questions et des doutes faisaient vaciller sa volonté première de refuser en bloc. Ses parents seraient-ils déçus d’apprendre qu’elle avait dit non à l’occasion si précieuse de pouvoir les contacter plus souvent ? Serait-il plus avantageux pour elle de se saisir de cette once de pouvoir qu’on lui tendait volontiers pour en faire une arme qu’elle agiterait pour sa justice à elle ? –celle qu’elle estimait vraie, pas celle des directeurs et des adultes en cols blancs.
Mais ce pouvoir, était-il réel, ou bien risquait-elle de finir prise à son propre jeu et devenir une énième marionnette pour assouvir l’autorité de l’Académie ?

À ces questions, elle voulait de vraies réponses avant d’émettre une décision finale. Elle avait donc attendu la fin du cours de mathématiques pour se présenter devant le bureau de celle qu’elle avait presque toujours vu comme un modèle à suivre.

« Miss Bennet, je peux vous parler un moment, s'il vous plaît ? »

« Bien sûr. Assieds-toi, je t'en prie.
— Merci. »

Depuis qu’elle s’occupait de ses cours de mathématiques, Saada avait ressenti une connexion avec sa professeure comme elle en avait rarement ressenti avec d’autres ; elle lui évoquait tout à la fois un modèle dans ses ambitions et l’image irréprochable qu’elle renvoyait d’elle, et aussi, à un degré encore plus personnel, elle lui évoquait une sorte de miroir, en raison des doutes qu’elle ne pouvait s’empêcher de ressentir à travers elle. L’adolescente avait beau avoir conscience que la professeure et elle n’avaient pas les mêmes avis sur tout, notamment concernant l’Académie, mais elle valorisait toujours ce que son aînée avait à lui dire car cela lui permettait d’avoir un autre point de vue et de réfléchir autrement.
Elle se tira une chaise en face du bureau, et y prit place en silence, dans l’attente que Miss Bennet reprenne la parole.

« Ils t'ont invitée à rejoindre l'opération Nova, n'est-ce-pas ?
— C’est ça, son visage était aussi neutre qu’à l’accoutumée mais plus bas, ses doigts s’entortillaient un peu nerveusement au dessus de ses genoux. J’imagine que je suis censée me sentir honorée de cette invitation mais je suis mitigée et je n’arrive pas à faire mon choix… »

Parce que mon cœur me hurle de dire non, et ma tête peine à trouver des arguments suffisamment convaincants pour lui prouver le contraire, et j’étouffe un peu entre ce que j’attends de moi-même et les attentes que d’autres ont pour moi.

« À vrai dire je suis presque sûre de ce que je veux… mais je ne sais pas si c’est la bonne chose à faire. »

Saada releva les yeux vers elle.

« Je peux vous demander ce que vous auriez fait si on vous avait proposé ça à seize ans ? »

La réponse de sa professeure se fit dans un premier temps claire, nette et directe –d’une honnêteté tranchante qui lui plaisait tout comme elle la fit ciller un peu. Saada avait beau savoir que tout le monde n’avait pas forcément la même façon de penser qu’elle, il était toujours un peu perturbant de voir ses modèles prendre sans hésiter des routes qu’elle était réticente à emprunter. Mais les explications qui suivirent eurent le don d’apaiser ses déceptions à peines écloses et l’amertume qui résonnait dans les mots et le cœur de Mona eut tôt fait d’en refermer les pétales.

« Je ne sais pas, fit-elle d’un ton un peu dépité en réponse à la question de la professeure de mathématiques. Je me fais confiance et je sais que je n’abuserais pas de ce pouvoir si je l’acceptais, et je pense avoir suffisamment de recul pour ne pas laisser tout ça me monter à la tête mais… »

Elle marqua une brève pause, le temps de chercher ses mots, et reprendre un peu son souffle également, car elle réalisait tout juste que l’air s’accrochait difficilement au bord de ses lèvres –c’était nerveux, elle n’y pouvait trop rien.

« Le concept même de cette section me répugne, fit-elle en plissant les yeux dans le vague, un léger frisson lui remontant la colonne vertébrale alors qu’elle formulait cette pensée à voix haute pour la première fois. J’ai l’impression qu’on cherche à nous monter les uns contre les autres sous prétexte de mieux vivre ensemble alors que c’est précisément ce qui nous écrase à petit feu. »

Il y avait quelque chose de grisant, d’extrêmement libérateur à exprimer à quelqu’un enfin ce qui lui pesait sur le cœur depuis que le dilemme lui avait été présenté, et rien que pour ça, elle se rassurait en se disant qu’en parler à sa professeure était une bonne idée.

« D’un autre côté, les avantages qu’on nous offre sont attirants : j’aimerais beaucoup pouvoir contacter plus souvent mes parents et utiliser cette opportunité pour faire le bien autour de moi mais je n’arrive pas à m’y résoudre. »

Ce que Saada craignait par-dessus tout, c’était l’aliénation.
Que tous les efforts qu’elle avait fourni ces derniers mois pour se sortir des carcans trop lourds dans lesquels elle s’était laissé enfermée ne tombent tous à l’eau sitôt l’étoile filante épinglée à son col. Qu’à se bercer d’illusions naïves sur la justice et l’ordre, elle ne se laisse prendre au piège des plus grands et y perde ce qu’elle avait si durement gagné.
Saada n’avait que seize ans, et ses préoccupations qui semblait d’un autre âge pouvaient paraître presque ridicule dans sa bouche d’adolescente aux joues encore rondes. Mais ce qui avait été la première étape de sa libération, c’était ça, cette réalisation cynique du monde dans lequel elle vivait, combinée à un espoir encore jeune et optimiste de pouvoir faire mieux, et maintenant c’était ce qui lui obscurcissait la vue et l’empêchait d’y voir clair comme de fermer les yeux dans une confiance aveugle.
Un entre deux flou, suffoquant, qu’elle avait presque envie de renier pour retrouver l’insouciance des enfants.
Ses épaules s’affaissèrent un peu alors qu’un soupir discret lui échappa.

« Je crois que… J’ai peur de me trahir moi-même. Si j’accepte. »

Et je ne sais pas si le jeu en vaut la chandelle.

« Qu'est-ce que vous feriez aujourd'hui dans ce cas, Madame ? »