La sonnerie retentit, arrachant la jeune prof de ses pensées. Elle ferma la parenthèse de la formule incompréhensible et parcourut la salle de classe du regard comme si elle n’y avait pas passé la dernière heure de son existence.
Certains dévisageaient d’un air ébahi les inscriptions au tableau, et le tiers qui ne rangeaient pas déjà ses affaires continuait à gratter comme s’il y avait urgence. Elle y réfléchissait, et la seule urgence qu’il aurait pu y avoir était l’appel du week-end, qui hurlait aussi fort que la sonnerie elle-même en promettant quarante-huit heures de répit derrière la porte.

— Il n’y aura pas de travail supplémentaire cette semaine. Assurez-vous d’avoir compris ce chapitre car nous n’y reviendrons pas. Pour celles et ceux qui auraient des questions, nous les traiterons lundi en début d’heure. Bon week-end.

La semaine avait été rude ; elles l’étaient toutes depuis l’arrivée de l’hiver, pour Mona qui était une enfant des beaux jours et qui ne connaissait toujours pas ses limites même après presque trois décennies d’existence. Elle gardait l’espoir d’apprendre, et se donnait encore trois ans pour ne plus se ranger dans les causes perdues.

En fermant la porte derrière elle, Mona fut prise d’une étrange sensation de malaise. Et pour cause, les mois avaient passé à une vitesse vertigineuse.
Elle ne s'était pas arrêté, comme durant ses premières années d'université. Elle passait ses nuits et ses fins de semaines à charbonner ses cours, encore et encore, jusqu'à être capable d'en réciter tous les mots et tous les chiffres sans même avoir à y réfléchir. En voulant former l'élite, elle avait promis d'en être digne et la fatigue accumulée commençait à se faire sentir.

Mona traversa le couloir -vide- et même si elle croisa du monde, elle voyait bien trop trouble pour en faire la distinction. L'académie telle qu'elle était commença à se mêler à des souvenirs encore très frais -au fond, rien n'avait vraiment changé. Elle se revoyait se pavaner dans ces mêmes couloirs, flanquée des mêmes personnes qui aujourd'hui ne représentaient plus grand chose pour elle. Pourtant, cela n'empêchait le souvenir de lui réchauffer le coeur ; même s'il laissait encore un goût amer. Elle regarda devant elle, tentant désespérément de démêler le vrai du faux, tandis que la silhouette qu'elle voyait au loin se dessinait devant elle.

Et comme ça, son esprit commença à lui jouer des tours qui ne la faisaient plus rire.

— ... Swertsen ?

Ça n'avait aucun sens.
Comme le fait qu'elle s'écroule sans crier gare.
Ça, non plus, n'avait aucun sens.

Elle ne perdit pas une seconde de ce qu’il lui arrivait. Elle ne heurta pas le sol mais il se déroba tout de même sous ses pieds tandis qu’elle assistait, spectatrice, à son propre sauvetage. Mona avait envie de lui hurler de la reposer et pourtant il y avait son coeur, ce traitre, qui battait anormalement vite, qui lui rappelait qu’une partie d’elle ne lui appartenait plus.

Doucement, elle sentit ses muscles se détendre et ses maux disparaître. Elle voulut

— Tu sais bien que j’ai toujours eu un don pour les entrées remarquées.

Elle le toisa à travers ses longs cils, la tête renversée sur le dossier de son siège avec un air suffisant mais une lueur rieuse dans le regard. Jouer la familiarité était la seule manière qu’elle avait trouvée, après des nuits d’insomnies passées à réfléchir à ce qu’il se passerait le jour où elle serait confrontée aux fantômes de son passé. C’était sa seule façon de contrôler, quand bien même il y avait cette voix au fond d’elle qui lui hurlait de prendre la fuite et ne jamais se retourner.

— Permets-moi, avant de commencer, de te dire que tu n'as tellement pas changé que pendant une seconde, j'ai manqué de croire que nous n'avons jamais quitté cette fichue académie.

Mais on l'a fait.
Pas vrai ?

Elle détourna enfin son regard des grands yeux de Krystian qui avaient toujours su percer à jour ses secrets, sans jamais vraiment chercher à les comprendre. Elle reconnut une salle de classe qui lui indiquait qu'elle n'avait pas quitté le bâtiment dans lequel elle avait donné son dernier cours.

— J'ai perdu connaissance pendant combien de temps ?

Mona passa une main dans ses cheveux, tâtant son crâne à la recherche d'une petite douleur qui peut-être lui rappellerait si elle s'était heurtée pendant sa chute.

— C'est long, six ans, murmura-t-elle.

Naïvement, Mona s'était dit que tant qu'il n'abordait pas le sujet, elle pouvait faire comme si de rien était. Comme si elle n'avait pas dévalé la pente glissante sans attendre personne, comme si elle n'avait pas claqué la porte au nez de tous ceux qui avaient un jour compté. Elle soutint le regard de son ancien camarade, pleinement consciente qu'il avait toujours détesté la façon dont elle semblait sonder son âme à travers son regard bleu pâle.

— As-tu vraiment envie d'en parler ?

Elle fut tentée, pendant l'espace d'une seconde, d'utiliser son alice sur lui et lui demander de laisser tomber. Sans doute l'aurait-elle fait dans un autre contexte ; mais Mona était fatiguée de tricher.

— Je ne l'ai dit à personne. Veux-tu vraiment être le seul au courant de ce qu'il s'est passé ?

N'en as-tu pas marre d'avoir des problèmes à cause de moi, Swertsen ?

Elle se redressa dans son fauteuil, enfilant par la même occasion ce masque qu'elle portait sur elle depuis aussi longtemps qu'elle s'en souvienne. Son expression était grave, en comparaison avec ses sourires mielleux, tandis son regard le défiait presque de s'engager plus loin - avec l'espoir qu'il se rétracte.

— Ne t'oblige pas à te mettre dans une situation inconfortable pour moi. Tu risques de le regretter... Elle marqua une pause, mais ce fut plus fort qu'elle. ... Encore.

On pouvait aisément entendre une pointe de rancoeur traîner sur ses derniers mots. Comme si elle était devenue mois bonne à ce jeu.
Ou comme si, simplement, il y en avait avec qui elle ne voulait plus jouer.

Mona avait toujours pris un malin plaisir à bousculer les gens, à se servir des incertitudes de chacun pour les forcer à lui montrer leur véritable nature. Mais avec Krystian, cela avait toujours été différent. Il était le plus surprenant des garçons et le plus imprévisible des hommes ; le seul qui provoquait chez elle un sentiment de culpabilité face à sa propre nature, là où elle se donnait à coeur joie de juger les autres.

Elle croisa les bras sur sa poitrine et, pour la première fois, détourna le regard.

— Tu es vraiment trop bête.

Parmi tous les sentiments contradictoires qu'elle éprouvait - et avait éprouvés - pour Krystian, la colère était permanente. Elle avait toujours été agacée par le côté benêt qu'il dégageait en permanence, ce détachement de la réalité qui, à ses yeux, était complètement absurde.

— Je t'aurai prévenu.

Elle était tombée, il y a longtemps, pour la façon dont il avait de prendre soin des gens. Elle avait trouvé en lui toutes les qualités qu'elle n'aurait jamais, ce qui avait fini par expliquer pourquoi elle l'avait détesté autant qu'elle l'avait désiré. De toutes ses relations, Krystian avait toujours été l'une des plus compliquées.

— Pourquoi m'aimais-tu, Krystian ?

Elle avait toujours été consciente de la bataille intérieure que menait Krystian. Dans la façon dont il se mettait en retrait, dans celle qu'il avait de fuir son regard et de se figer lorsqu'elle était trop proche - même avant l'unique nuit qu'il avait passée dans sa chambre. Elle avait aussi eu à lutter contre l'alchimie qu'il y avait entre eux, mais plus par orgueil que par respect, contrairement à lui qui avait fait preuve d'une abnégation dont elle était incapable.

— Lui aussi m'aimait pour ça. Le savais-tu ?

Il y avait une fragilité imperceptible dans sa voix, qu'elle ne pouvait pas se permettre de montrer devant n'importe qui, mais que Krystian avait toujours réussi à provoquer chez elle. Il était l'un des rares devant lesquels elle pouvait se montrer vulnérable, lui qui jamais ne pourrait l'utiliser pour lui faire du mal.

— J'ai cru - non, je crois - que tout ça n'est pas réel. Que je suis entrée dans vos têtes et que la façon d'en sortir était de vous quitter.

Ses propos lui avaient paru absurde en premier lieu, mais plus elle avait creusé et plus elle s'était faite à la possibilité que son alice avait échappé à son contrôle alors qu'elle pensait le maîtriser à la perfection et qu'elle avait fini par payer le prix fort de son orgueil.

— Tu ne t'es jamais demandé ce qu'un garçon comme lui faisait avec d'une fille comme moi ?

Comment ce joyau d'innocence avait pu amouracher de cette sorcière ?
Malgré le sourire qu'elle forçait sur ses lèvres, elle sentit une étrange douleur lui serrer la poitrine, qui faisait surface alors qu'elle pensait l'avoir enterrée depuis longtemps déjà.

— Ce qu'on avait était beau, mais j'ai vu plus loin et j'ai réalisé que ça ne durerait pas. Voyant qu'il n'était pas d'accord, elle leva la main pour lui indiquer qu'elle n'avait pas terminé. Ce n'était pas possible, à moins que l'un d'entre nous ne change complètement, et je ne pouvais pas lui demander de faire ça pour moi.