Elle avait fini ses devoirs dans sa chambre, et mécaniquement, s'était rendue au club de musique. Presque nerveuse, elle agitait ses doigts le long de son corps. Elle avait, en cours ce matin, pu terminer de modifier légèrement son violon. Elle espérait, avec ces nouveaux réglages, parfaire la sonorité de l'instrument. Elle y avait pensé, en déjeunant, sans écouter les bavardages de ses amies. Et quand elle avait travaillé, assise à son bureau, l'envie de gratter les cordes avec passion l'étreignait terriblement. Elle avait peut être, fini à la hâte ses devoirs. Tant pis.

Le club à cette heure ci était désert. Elle le savait parfaitement. Elle préférait les moments de solitude quand il s'agissait de musique. Égoïste certainement, qui ne voulait pas partager ces instants de plaisir.
Trépignant d'impatience, elle installait un pupitre réglé à la bonne hauteur face à elle, et extirpait de la bibliothèque au mur un livre de partition des quatre saisons Vivaldi, qu'elle ouvrait à la page du Concerto pour violon en sol mineur, celui de l'été.
Délicatement, elle extirpait son violon de l'étui noir, parfaitement entretenu, ainsi que l'archer. Doucement, elle faisait tourner son poignet droit, avant de lever sa main pour poser l'archer sur les cordes. Elle le déplaçait, lentement, afin vérifier qu'elles soient parfaitement accordées. Hors de question de jouer quand le réglage n'est pas parfait.
Puis, doucement, elle s'échauffait, sentant que ses doigts et ses poignets craquaient sous les torsions qu'elle leur imposait.
Mais elle était trop impatiente.

Alors elle cédait à l'envie, et s'autorisait enfin à poser les yeux sur sa partition. D'un mouvement leste, elle entamait les premières notes de ce concerto pour violon qu'elle aimait tant. Qui lui rappelait la chaleur de l'Italie, du soleil couchant qui baignait le salon d'une lumière jaune orangée et allongeait leurs ombres sur le parquet de bois clair.
Mais elle n'était pas en rythme, elle l'entendait sans vouloir l'accepter. Elle s'efforçait de terminer la partition, s'appliquant du mieux qu'elle puisse.
Elle était frustrée de ne pas avoir le don de jouer avec facilité.
Mais son envie n'était pas retombée, et elle soufflait un coup avant de reprendre. Elle savait pertinemment qu'à force de s'entraîner, elle s'approchait de quelque chose de beau, qu'elle tendait vers cette perfection hors de portée.  

Au bout de la troisième tentative, qui commençait un peu à la satisfaire, elle s'arrêtait pour s'étirer. Tendant l'oreille, elle cru distinguer des bruits dans le couloir. Peut être que quelqu'un l'écoutait derrière la porte sans oser la déranger. Son petit frère certainement. Il savait à quel point elle n'aimait pas qu'on l'entende jouer quand elle s'entraîner.
Sourire aux lèvres, elle s'approchait à pas feutré de la porte et actionnait la poignée.
Elle ne fut pas déçue de ne pas voir son petit frère, mais plutôt surprise de tomber nez à nez avec Kiel.

"Bonjour ?"

Il lui sourit, comme à son habitude. Alors elle aussi, sourit, sans pouvoir s’empêcher d’arquer un sourcil interrogateur. Kiel, elle le connaît sans vraiment le connaître. Il a ce quelque chose de mystérieux qui attire, indéniablement. Ce quelque chose d’animal sauvage derrière un masque d’homme qui se tient bien qui l’attire elle.
Elle ouvre la porte, un peu plus grand, pour le laisser entrer. Il a planté ses yeux dans les siens, et après les avoir soutenu un instant, elle a fini par fuir du regard.

« - Non, tu ne me déranges pas. Entre, le club de musique est toujours ouvert à tout le monde. »
Et pourtant, elle referme la porte derrière lui, délicatement.
Elle ne sait pas faire la conversation, Carla. En tout cas, pas avec lui. Il ne l’impressionne pas, et ne l’effraie pas non plus. Elle ne sait juste pas quoi lui dire, exactement. Elle ne veut pas paraître inintéressante, ni agaçante. Elle ne le connaît pas si bien, et pourtant elle sait pertinemment, comme un instinct, qu’elle doit choisir ses mots. Ne pas trop en dire, ne pas trop s’étaler sur ce qui pourrait laisser une prise. Elle le sens, sans le savoir ; qu’il plantera ses griffes si l’opportunité se présente.

« - Quel bon vent t’amène ici ? »
Finit elle par dire, faisant taire les questions qui tournent dans sa tête.
Mais ses gestes trahissent ses pensées, un peu. Machinalement, elle est retournée là où elle se tenait, pour saisir son violon et le reposer dans son étui. Délicatement.
Comme une mère qui cache son enfant derrière ses grandes jupes. Elle n’était pas certaine de vouloir montrer à Kiel quelque chose d’inachevé, d’incertain. Les modifications apportées à son violon lui plaisait mais n’offrait pas encore tout le potentiel dont elle est capable. Ça la frustre un peu Carla.
Et puis la partition qu’elle a attaqué n’était pas des plus simples. Alors elle l’attrape et referme sèchement le cahier. Elle n’a plus envie de jouer des choses imparfaites. Pas devant un public, aussi restreint soit il.

« - J’en ai assez fait aujourd’hui de ces concertos abrupts et impossible à jouer. »
Lâchait elle, comme pour se justifier, tandis que d’une main distraite, elle rangeait le cahier dans la bibliothèque, avec les autres. Et ce geste étrangement, semblait calmer la légère nervosité qu’elle avait ressenti. Kiel ne l’impressionne pas non ; elle ne voulait simplement pas rater un morceau devant lui. Comme devant n’importe qui d’autre. Alors elle soufflait, et souriait de plus belle.

« - Tu venais m’entendre jouer ou pour quelque chose en particulier ? »

Oh l’affreux. Paroles et paroles, pensait elle, avec la douce voix de Dalida qui chantait ces mots. Et pourtant, elle ne pouvait s’empêcher de légèrement rougir. Même si elle savait parfaitement que les intentions de Kiel ne finissait bien par ne combler que lui, ça la touchait, un peu qu’il ait eu envie de la voir.
Il brise la distance, récupère le livre de partitions sur l’étagère. Elle fronce les sourcils. Il sourit, et elle se retient de lever les yeux au ciel, un peu amusée. Elle sait qu’il sait, qu’elle n’est pas insensible à son charme. Qu’elle est joueuse, comme lui.
Alors elle fait un pas en avant, pour briser encore un peu ce qui les sépare. Sourire aux lèvres, les yeux dans les siens, elle pose sa main sur la sienne, subrepticement, et attrape son livre. Elle est proche, et elle souffle ;

« - Oh mais je ne me dévalorises pas, Kiel. »
Puis elle replace l’objet bien à sa place, comme il l’était quelques minutes auparavant. Elle fait glisser ses doigts sur les couvertures, jusqu’à s’arrêter sur celle qui lui convient le plus. Habile, elle tire ce cahier rapidement et tourne les talons vers son pupitre.

« - Je connais juste ma capacité à jouer. Et là dedans, il y en a un que je préfère. »
Continue-t-elle tandis qu’elle faisait défiler les pages, jusqu’à s’arrêter sur l’une d’entre elle. La Stravaganza, Vivaldi. Celui ci, elle le connaissait bien. Si bien qu’elle aurait pu se passer de partition, mais elle n’était pas de ce genre là.
Elle le regardait, et d’un mouvement de tête, lui indiquait de s’assoir quelque part. Puis elle se tournait vers l’étui de son violon. Elle hésitait. Elle l’ouvrait, avec précaution, et sortait l’instrument. Puis, de la petite poche cousue dans l’étui, elle extirpait un tourne-vis. Machinalement, elle s’asseyait sur une table et posait son violon sur ses genoux, les cordes vers le sol. Avec toute l’habileté dont elle était capable, elle entreprenait de réajuste le vissage de l’une des chevilles, qui lui avait semblé trop lâche. Elle pinçait rapidement la corde au fur et à mesure de son réglage, jusqu’à ce qu’elle affiche un sourire satisfait.
Enfin, elle saisissait son archer, se relevait et plaçait l’instrument sur son épaule.

« - Je t’en joue un extrait seulement, il est assez long. Et après, tu me diras ce qui t’amène vraiment. »
Lâchait elle avant de jouer la première note ; évidemment qu’elle ne lui laisserait pas le temps de répondre. Non, elle préférait se concentrer sur sa musique, et de temps à autre, l’observer, lui. Le réglage était bon, et il ne faisait aucun doute que son alice allait faire effet, doucement. Plus que tout, elle aimait passionnément observer le changement d’humeur sur un visage quand elle jouait avec un de ses instruments. Voir que d’une certaine manière, elle avait une emprise, comme si elle ensorcelait ceux qui venaient à l’entendre.