Tout ça n’a aucun sens. Elle a beau y réfléchir, tourner et retourner la situation dans sa tête, rien ne colle. L’alarme, la voix étrange dans les parlophones, les forces militaires. Pourquoi ? Comment ?
Sa figure encore engourdie par le sommeil n’a pris que deux secondes à se dérider. Claire tire doucement sur son t-shirt de pyjama noir, sur lequel s’élève fièrement un Noctali. Son pantacourt de pyjama, ébène également, la laisse victime du froid. Une sensation piquante, qui lui donne l’impression que des fourmillements parcourent tout son corps. Ou peut-être est-ce autre chose, elle ne sait pas.

En voyant les militaires parquer les élèves comme du vulgaire bétail, Claire ne réfléchit pas bien longtemps avant de se frayer un chemin, ailleurs. Trouver une voie. S’exfiltrer. Se donner une chance. Elle ne sait pas qui sont ces gens, elle ne les a jamais vus et leur dégaine ne lui inspire pas confiance. Pas le moins du monde.

Profitant de la cohue, la toute petite crinière blanche se met à reculer doucement. Un processus lent, qui lui demande une grande discrétion. Un pas, un autre, encore un, puis la voilà plus ou moins en-dehors de la foule. Lorsque l’attention se relâche, l’albinos se met à détaler à toute vitesse, sans trop savoir. Il n’y a pas d’issue possible, l’école est sous le joug de ces gens. Le feu emporte tout avec lui, laisse Claire dans un état de panique qu’elle ne se connaît pas. Et il y a toujours ces fourmis, dans ses mains, ses jambes, un peu partout, alors qu’elle a couru plus vite que jamais. La sensation d’avoir perdu quelque chose.

Puis il y a les coups de feu. L’accélération de son rythme cardiaque, la brutalité des sons, la peur qui s’infiltre. L’impression qu’elle va mourir si elle fait un faux pas. Regard à gauche, regard à droite : il n’y a que le gymnase. Ce n’est peut-être pas grand chose, mais c’est certainement mieux que d’être au milieu. Dans un dernier effort, Claire se remet à courir jusqu’au bâtiment, dans lequel elle entre sans se poser de questions. Mieux que l’extérieur, mieux que l’hôpital, mieux que tout.

Jusqu’à ce que l’électricité se coupe.

Reviennent alors le doute, la terreur, l’incompréhension. Pourquoi ? Pourquoi y a-t-il ces gens dehors ? Pourquoi y a-t-il ces fourmis dans ses mains ? Pourquoi n’y a-t-il plus rien ?

Sortir, sortir, sortir. Un appel venu du cœur, la seule solution. Mais les portes ne s’ouvrent plus. Bloquée. La voilà prisonnière de son échappatoire. Le paradoxe d’une vie. Claire se tourne, dos à l’issue, avant de se laisser tomber tout contre elle. Les genoux repliés contre sa poitrine, l’albinos décide de ne plus bouger.

Mais même comme ça, il y a ces fourmis, dans ses mains. Ces fourmis, dans ses pieds. Et la terrible impression qu’il lui manque quelque chose.

Les rubis se relèvent doucement : des gens. Il y a des gens. D’autres âmes courageuses qui se sont enfuies de la masse pour se retrouver là. Claire se recroqueville un peu plus, parcourue de nouveaux frissons. Lorsque le blond s’approche pour poser sa veste sur ses épaules, l’albinos lui lance un regard de chien battu. Triste, apeuré, mais profondément touché par cette attention.

« Merci. »

Le mot glisse d’entre ses lèvres, très discrètement. Comme si ses cordes vocales n’étaient plus assez fortes pour porter sa voix. Elle se blottit au creux de la veste. Elle sent bon. Des rougeurs naissent sur ses joues, la font sortir un peu de ses pensées sombres. Les frissons sont moins nombreux, mais toujours présents. Elle se redresse doucement, pour montrer aux autres que, non, elle n’est pas morte. Un peu abîmée, oui. Perdue, totalement. Mais morte, non, pas encore.

« Claire. », lance-t-elle simplement, sans vouloir s’étaler sur sa situation.

Elle se sentirait mal d’attirer l’attention sur son cas. Les autres ont déjà leurs propres problèmes.

Derrière elle, une voix retentit. Une voix de femme, qu’elle ne connaît pas. Instantanément, Claire lève le bras, pas trop haut pour ne pas être vue de l’extérieur, mais suffisamment pour être perçue par ses camarades. De l’autre main, elle met un doigt sur ses lèvres, pour leur indiquer de garder le silence. Avec le bras levé, elle pointe la porte.

Ses frissons se dissipent, noyés par l’adrénaline qui inonde son esprit. Claire n’a plus qu’une seule idée, désormais : survivre. Survivre, quoi qu’il en coûte. Et, dans un petit coin de sa tête, une petite voix lui indique que si cette femme les trouve, ils y passeront. Ou quelque chose du genre.

Alors, rapidement, elle se met en tête d’aller se cacher. Pour une petite fille comme elle, rien de plus simple : les gradins sont la meilleure échappatoire. Discrètement, elle grimpe, grimpe, jusqu’à trouver une petite place dans laquelle elle se blottit, le cœur battant, les jambes tremblantes.

Elle serre la veste sur ses épaules, dans une tentative désespérée de se rassurer.

Tic, tac, tic, tac.
Les minutes s’égrènent, s’étendent, s’étirent à l’infini. Elle ferme les yeux, bloque sa respiration. Si près, si près. Qu’elle s’en aille, qu’elle s’en aille, qu’elle s’en aille. Claire se recroqueville un peu plus. Elle réprime ses tremblements.
L’autre s’en va, après leur avoir fait un signe. C’est leur complice, alors ?
Claire s’enfonce dans sa cachette, attend qu’elle s’en aille. Sa pression sanguine redescend, son cœur reprend un rythme normal. Elle attend que tout le monde sorte du gymnase. Ils sont en sécurité, maintenant. Ou presque.
Elle sort de sa cachette.

« La voie est libre. »

Ses prunelles balayent les environs.

« Qu’est-ce qu’on fait maintenant ? »

Claire est une suiveuse, quoi qu’ils fassent, elle suivra. Ils sont probablement mieux placés qu’elle pour décider de quoi que ce soit de toute façon.

Arrête.
Fais une pause.
Attends.
Ça va trop vite pour mon cerveau.
S’il te plaît, attends.

Ça court dans son esprit. Ça se bouscule. Ça ne fait plus trop de sens. Alors elle regarde partout, comprend. Certains s’éloignent, certains restent. Certains décident qu’il est plus judicieux de sortir, alors ils décident de se mettre en route. Vers où ? Pourquoi ? Ils ne savent pas encore, c’est à décider. Mais tout est mieux qu’ici, parce qu’ici, il n’y a plus de portes.

Ici, c’est le désert. Comme mon cœur, comme moi. Parce que je crois que je sais ce qui va pas.

D’un seul coup, tout fait sens. Les fourmillements, le vide. C’est ça, c’est tout. C’est le déchirement de son cœur déjà trop blessé. Elle soupire. Sortir. Les suivre.
Mais c’est trop rapide, encore autre chose. Le poids sur sa poitrine, l’incompréhension. Ça revient, c’est ça ? Ses forces, ses rêves, son enfance ? Tout d’un coup, en une fois ? C’était juste un mauvais rêve ?

Non. C’est le prolongement du même cauchemar. Mais avec un truc en plus.

Et, sans savoir si c’est la solution, parce qu’elle n’a plus rien à perdre, Claire décide de courir. Peut-être que cet enfant sait quelque chose. Alors elle y va, quitte à y laisser ses plumes.

Parce que de toute façon, quand on n’a plus d’aile, on ne risque plus de les brûler.

Non. Non, non, non.
Il faut attraper le petit, il connaît peut-être la solution. Il est peut-être au courant de tout ce qui se passe. Il est peut-être la clé de tous ces problèmes.
Mais il y a elle, là. La chercheuse. Celle qui hurle son nom et lui dit qu’il faut cesser de fuir, sinon ce sera pire.

Claire s’immobilise. Ses crocs saisissent sa lèvre inférieure. Pourquoi ? Pourquoi maintenant ? Qu’est-ce qui lui dit que ce n’est pas elle, le danger ? Parce que c’est une membre du personnel ?
Sa lèvre saigne.

« Vous ne nous mettez pas en danger, vous ? »

Regard froid. Elle n’a plus rien à perdre, Claire, alors l’attaquer n’a rien d’impressionnant. Tout s’est déjà effacé. Son pouvoir n’est plus, le temple des fleurs flambe, il y a des militaires partout. Qu’est-ce qui les protège, au fond ?

L’albinos cesse de courir, c’est déjà quelque chose de pris. Mais elle fait un pas en arrière, pour retrouver ceux qui l’ont suivie. Eux, sont la protection. Eux, sont la sécurité. Alors Claire se mêle à la masse.  S’ils suivent, elle suivra. Mais elle ne baissera pas sa garde.

Le danger est partout, surtout en ce moment.