Tu as douze ans et tu étouffes Aglaé. À la minute où tu as passé la porte de cette académie, tu l'as détestée. Ici, tout est grand, propre, impressionnant. Tu es mal à l'aise, Aglaé, au milieu de tout ce luxe que tu n'as jamais eu la chance de côtoyer avant cela. Ici, ils sont nombreux, ici, il y avait beaucoup de gens. Beaucoup trop. Ici, se bousculait une foule de personne toute aussi étouffante que les bâtiments en eux-mêmes. Tu avais douze ans, Aglaé, et tu venais d'arriver dans une prison que tu ne pourrais jamais quitter. Tu voulais ta mère, petite fille perdue dans un monde inconnu qui l'angoissait. Tu savais que ce serait pour le mieux, cependant. Pour elle. Pour toi. C'était un sacrifice nécessaire pour son propre bien. Tu as douze ans et on t'a parqué une étoile le col de ta chemise. On t'a expliqué des règles de vie que tu allais devoir appliquer dès aujourd'hui. On a mis des mots plus précis sur ta voix, sur ce que cela impliquait pour toi, pour eux. Tu as douze ans et tu ne comprends pas tout, Aglaé. Tu sais juste que tu es « spéciale » et que tu n'aimes pas être « spéciale ».

Mais le pire, dans cette école, ce ne sont pas les bâtiments, ce ne sont pas les gens, ce sont les murmures que tu entends. Il y a des rumeurs, des histoires qui font peur, Aglaé. Ces histoires, ce sont les grands qui les racontent. Toi aussi, tu es une grande, alors tu écoutes. On parle de fantôme, Aglaé, on parle d'élèves qui disparaissent. Tu as entendu qu'il y a une forêt, là-bas, où ils se passent des choses étranges qu'on n'explique pas. Tu as entendu qu'il y a des esprits, ici, à l'académie, que c'était pour cela qu'il ne fallait pas sortir le soir. Parce que les esprits vous mangent et que c'était comme ça que les élèves disparaissaient. Ridicule ! Penses-tu du haut de tes douze ans. Les fantômes, les esprits, ça n'existe pas ! Tout ça, ce ne sont que des histoires ! Ridicule, oui ! Il n'y avait que les bébés pour croire aux esprits. Toi, tu n'y crois pas. Du moins, tu n'y croyais pas. Jusqu'à ce soir-là.

Tu avais bravé le couvre-feu pour la première fois. Tu avais faim Aglaé, tu n'avais pas beaucoup mangé. Tu voulais trouver quelque chose à te mettre sous la dent, n'importe quoi. Au détour d'un couloir, tu l'avais vu. Une forme désarticulée, une voix aiguë. Un sourire dérangeant, une forme qui bouge, qui s'avance. Tu as été pétrifiée de peur, Aglaé, tu as hurlé. Tu aurais pu te pisser dessus face à ce fantôme si un membre du personnel n'était pas venu. Tu t'étais fait gronder, Aglaé, ça t'avait rendu furieuse. Encore plus quand on t’apprit, alors que tu étais en pleur, accusant cet esprit, qu'il n'y avait pas de fantôme, juste une invention. Une invention : venant d'un type qui pouvait créer des démons. Tu vas lui faire passer le goût de ses inventions.

Nous en sommes là, le lendemain, furieuse, rageuse, frustrée d'avoir été humiliée et influencée par les bruits de couloir. C'est toujours pareil, quand tu t'énerves, tu sens se frisson parcourir ton cœur, ça boue de l'intérieur, et ta gorge picote. Comme-ci tu devais sortir quelque chose, comme si tes cordes vocales brûlaient sous l'impulsion d'une émotion forte. Tu tournes dans un couloir, on t'a dit que le garçon était dans ta classe. Tu vois ce garçon, ce même picotement dans la gorge.

« HE TOI ! »

Petite tête rousse aux yeux bleu-vert qui débarque, avec son pas énergique, son étrange voix mélodieuse effrayante aussi.

« J’AI ÉTÉ DISPUTÉE A CAUSE DE TON HORREUR ! »


 

@Lysandre O'Neil + Collège + arrivée d'Aglaé

Il recule et ça picote dans ta gorge Aglaé. Tu le toises, toi, petite fille, petite rouquine révoltée qui n'a pas encore appris ce qu'étaient le tact et la diplomatie. Comment aurais-tu pu, de toute façon ? Toi qui avait grandi dans une bulle où seule ta mère était permise. C'était vous deux contre le monde. Il y avait toujours eu, dans ta vie, cette notion de confrontation, d'adversité à affronter envers et contre tous. La vie était une guerre permanente où il fallait lutter pour se faire une place, pour protéger ce qui doit l'être. Les passifs se font harceler tandis que les grandes gueules se font couronner. C'était la réalité dans laquelle tu avais grandi, une réalité qui n'était pas encore nuancée, car tu n'avais pas encore rencontré les bonnes personnes pour le faire. Tu le toises, oui. Tes petites mains sur tes hanches, impériale, ce picotement puissant qui te fait dominer le monde, Aglaé.

« TON HORREUR OUI ! » Rugis-tu, petite lionne au regard clair. « TA POUPÉE MOCHE QUI FAIT PEUR AUX GENS ! »

Qui t'avait fait peur. Vraiment. Mais ça tu ne lui diras pas. Parce que tu refuses de te mettre en position de faiblesse face à une créature du malin. Maman t'avait dit, une fois, de ne jamais te laisser faire par les garçons. Maman n'était plus là, mais ses conseils demeuraient. Une femme devait être forte. Et parce que tu étais une grande, parce que tu te pensais un peu femme, toi aussi, du haut de tes douze ans, tu ne te laisses pas faire. Petit visage courroucé, petite fille qui se hisse sur la pointe des pieds pour se faire plus grande, plus impressionnante, petite fille qui ne lâche pas sa cible du regard. Tu es prête pour la bataille, Aglaé. Petite guerrière qui s’avance dans l’arène. Il est désolé que son invention t’ait fait peur. Peur. Ça déstabilise ton petit cœur et le voile de fierté qui l’entoure.

« J’a… J’ai même pas eue peur, d’abord ! C’est juste ton invention elle pue du cul, voilà ! »

Mensonge, et sans doute que ça se voit sur ton visage, petite Aglaé. Petite Aglaé qui est encore vive, qui n'a pas encore appris le besoin d'enterrer et cacher sa colère au fond d'elle-même. Petite Aglaé qui rugit et rougit sous la colère, sous la maladresse de sa fierté piquée aussi. Petite Aglaé qui se souvient de la peluche, d'avoir appelé à l'aide, petite Aglaé qui avait été faible. Petite Aglaé qui avait détesté l'être. Parce que petite Aglaé est grande maintenant, non ? Petite Aglaé doit être forte pour maman.

Tu te renfrognes, grommelles, mais relève rapidement la tête. L’aider ? Lui ? En quel honneur ? Puis quoi encore ? Tu clignes des yeux, grommelles encore.

« T’es couloté ! cou… Co… Cu… Ah ! Culoté ! Voilà ! » Tu ne sais pas si c’est de circonstance, tu sais juste que ta mère utilisait souvent cette expression quand tu faisais la forte de tête. « J’ai pas vue ta stupide invention depuis hier soir et au lieu de me demander un truc tu devrais me dégomage… Non.. Dégo.. Dédo… DEDOMMAGER ! Je ne te dirais pas où je l’ai vue tant que tu m’auras pas dégo… Dédommagé. »

Quoi que ça veuille dire.
 

@Lysandre O'Neil + Collège + arrivée d'Aglaé

Tu lèves un doigt, impériale, prête à répliquer avec toute la hargne dont ton petit corps était capable. Seulement, les mots se bloquent dans le fond de ta gorge, tu n'as pas l'habitude qu'on conteste tes demandes, Aglaé. Tu restes interdite, statique quelques secondes. Non, tu ne l'aimes pas. Tu n'aimes pas ce garçon qui te contredit, qui essaye d'avoir le dessus quand tu penses être dans ton bon droit. T'aimes pas ses créations, t'aimes pas tout ce qu'il fait ou essaye de faire avec toi. Il y a tes sourcils qui se froncent, Aglaé, ton visage qui se ferme, se durcit frustré par ce garçon que tu penses en faute et qui essaye de se défendre.

« Pourquoi ? Tu demandes pourquoi ? » Si tu pouvais grincer des dents et cracher tel un félin, tu le ferais. « Je me suis fait gronder par TA faute. » Petite Aglaé furieuse d'avoir été humiliée. Petite Aglaé enragée par les remontrances à cause d'un imprévu crée de toute pièce par ce garçon qui veut se faire plus intelligent qu'il ne l'est. Petite Aglaé qui veut avoir le dernier mot, qui ne se laissera pas faire. Parce que c'est une entêtée, la petite Aglaé. « Si ton stupide machin n'avait pas été là, on ne m'aurait pas grondé ! Je te demande réparation ! Parce que t'as fait une connerie ! Alors tu répares ! POINT. »

Tu croises les bras, petit air impertinent sur le visage. Tu ne négocies pas avec les terroristes, Aglaé, spécialement ceux qui t'empêchent d'aller casser la croûte en soirée. Tu te fais plus grande que tu ne l'es, tu campes obstinément sur tes positions. La petite Aglaé ne cède pas un pouce de terrain, jamais. Mais le garçon, il est bizarre, il te prend la main et ça tend tout ton petit corps. Tu n'as pas l'habitude du contact, Aglaé. Maman trop souvent affaiblie pour te donner de l'affection, toi trop fière pour quémander quoi que ce soit. Tu es une enfant qui n'a jamais réellement connu la simplicité du toucher. C'est bizarre, ça te met mal à l'aise, tu retires sèchement ta main, recul d'un pas. T'as pas besoin de sa gentillesse.

« Je suis forte et courageuse, c'est vrai. » Concèdes-tu cependant, léger aveu de faiblesse, légère faille dans la carapace que tu tentes de lui imposer. « Et je ne m'inquiète pas, au mieux, je te pousserais pour que ton espèce de monstre te mange. Ça te fera peut-être passer l'envie de recommencer à créer des horreurs pareilles. »

Toujours dans la délicatesse, Aglaé.

« Ton monstre m’agresse et c’est moi qui doit t’aider ? Hmhp, on ne vous a jamais appris la politesse dans ce trou à rat ? Tss. Ecoutes moi bien toi, je vais t’aider à retrouver ton monstre pour le bien de tout le monde mais je te jure que t’as intérêt à être sympa parce que la prochaine fois je te frappe, compris ? » Et c’est dit avec toute la suffisance du monde, Aglaé. « Il était près de l’escalier, hier. »

 

@Lysandre O'Neil + Collège + arrivée d'Aglaé

Tu n’aimes pas ce garçon. Tu n’aimes pas ses créations. Mais surtout, tu n’aimes pas cette sensation d’être prise de haut. Ce garçon n’a pas peur de toi. Ce garçon te brosse dans le sens du poil mais il le fait intelligemment. Tu n’aimes pas les gens intelligents, petite Aglaé. Tu détestes ce sentiment de vulnérabilité.

« Evidemment que je le dirais aux autres ! »

Et, paradoxalement, tu n'arrives pas comprendre s'il est réellement là à faire preuve de gentillesse et de bonne foi ou s'il tirait les ficelles. Un marionnettiste donnant vie à l'inanimé pouvait-il aussi contrôler ce qui vit, existe en dehors de sa propre volonté. Tu n'aimes pas ça, petite Aglaé. Trop d'années passées dans le flou à regarder ta mère, à essayer de démêler le vrai du faux dans ses sourires, dans ses yeux remplis de tristesse. Trop d'années à essayer de comprendre d'où venait l'admiration des plus grands et la haine des plus petits. Trop d'années à nager entre deux eaux contraires, t'auraient espéré éviter cela ici. Des gens comme toi devraient comprendre, n'est-ce pas ? Pourtant plus tu regardes cette prison et ses pensionnaires, plus tu comprends que ces gens sont aussi flous que ceux d'avant, derrière les grilles, les mêmes qui t'ont envoyé ici. Et tu comprends que ces gens flous n'ont pour différence que d'avoir un petit don en plus. Et ça ne te plaît pas. Pas du tout. Tu ne supportes plus le flou. Au travers de ton regard de petite fille, tu imagines le marionnettiste tout-puissant. Tu restes à bonne distance, méfiante, petite chatte qui le dos courbé, reste sur ses gardes, parce que tu n'as jamais su lire dans les gens.

Ca s’avance derrière lui, prudemment. Ça regarde dans les coins, prête à tout moment à voir surgir l’abominable montre des couloirs. C’est prête à pousser le marionnettiste sur sa création et à s’enfuir au courant à la première occasion. Parce que tu as beau te vouloir grande, ton imagination reste celle d’une enfant en quête d’un pays imaginaire pour ne jamais grandir. Ton imagination elle file, elle te fait voir mille et une choses et tu considères ces visions avec sérieux, comme-ci il s’agissait de la plus grande des réalités. Arrivés à l’escalier, on te demande de rester à ta place et si tu esquisses une remarque acerbe avec un air vexé, tu ne prends cependant pas la peine de bouger. Silencieuse tu l’observes descendre, un brin curieuse tu t’approches, passe ta petite tête rousse entre deux barreaux pour murmurer.

« Hé…. Tu l’as trouvé ? T’es mort ? »

Dans les films d’horreur, le monstre dévore les gens sous les escaliers. C’était bien connu. Alors quand tu vois le marionnettiste remonté avec la créature dans les bras tu recules, droite. Tu considères du regard le petit monstre, te force à le regarder, comme pour l’impressionner et lui montrer que tu n’as pas peur… Alors que tu trembles déjà.

« V-voir ce qui cloche…  Tu vas l’emmener dans ton laboratoire et l’ouvrir en deux ? Comme dans Frankenstein ? »

Tu imagines sans peine la chambre laboratoire, le lit table d’opération, les ustensiles, la lumière vive le monstre tandis qu’on l’examine de l’intérieur.

« … ça ne va pas lui faire mal au moins ? »

 

@Lysandre O'Neil + Collège + arrivée d'Aglaé

Dans ton regard de petite fille, tu ne vois pas un élève, tu vois un professeur magicien. Dans ton regard de petite fille, tu ne vois pas une peluche, mais la création sordide et contre nature d'un savant fou. Dans ton regard de petite fille, Aglaé, tu vois tout sauf la vérité. Tu vois ce que l'imagination construit au grès des pensées et les tiennes sont toutes saufs optimistes. Tu vois déjà la table d'opération, la lumière blanche sur le corps fait de tissu du monstre. Et tu ne l'aimes pas ce monstre, tu ne l'aimes vraiment pas, mais t'aimes encore moi l'image tout droit tirée de film d'horreur qui envahit ton esprit alors que ton regard se pose sur la créature.

« Je m’inquiète pas… »

Ça croise les bras, comme pour se faire plus grande, plus impressionnante. Tu ne veux pas qu’on sache que t’es pas si méchante que ça, Aglaé. Parce qu’on fait du mal aux gentils ici, tu vois ça tous les jours à la recrée.

« Je m’en fiche en fait. T’es juste sûr que cette bestiole fera plus de mal aux gens ? »

Ca masque ses faiblesses par l’indifférence, une technique vieille comme le monde mais qui ne porte pas toujours ses fruits cependant. Ça essaye d’enfouir les pistes sur d’autres questionnements qu’on pense important. Le regard toujours sur la peluche on essaye de comprendre.

« Je comprend pas, comment tu vas savoir son problème si tu la triture pas ? »

Est-ce que c’était technique, autre chose encore ? Enfin, que t’importe, t’es pas là pour ça. Ta part du contrat est remplie, le peluche est entre les mains de son propriétaire, tu n’as donc plus rien à faire ici.

« Si t’as plus besoin de moi, je m’en vais. Et fait gaffe à tes affaires. »

 

@Lysandre O'Neil + Collège + arrivée d'Aglaé