Les yeux dans le vide, tu contemples encore et encore la barrière qui t'a imposé tant de défaites. Le mur infranchissable, qui te nargue de ne l'avoir jamais franchi. Toi qui aspirait tant à recouvrer ta liberté depuis toujours... Insoumise par les épreuves de la vie, et pourtant si sensible à autrui. Tu te trouvais aujourd'hui démunie. Si l'on t'avait considéré comme une arme dans un passé proche, tu étais devenue gênante, écartée par ce deuxième Alice qui s'était manifesté un peu tardivement.

Tu trouvais cela ironique, et tu en avais surtout conscience. C'était comme si ton propre corps avait répondu à ta peur et à tes doutes. Toi qui avait toujours rejeté ta propre légitimité à te trouver dans cette école, ton système t'avait répondu par un programme simple : celui de l'annulation. Tu leur interdirais d'exister, s'ils pensent pouvoir t'obliger à résister.

Souffle vaporeux qui s'échappe dans le froid de l'hiver, tu resserres ton écharpe autour de ton cou. Tu t'accroches jusqu'à en faire des marques sur ta peau. Tes jambes sont bien ancrées dans le sol et ton cerveau n'arrive pas à te faire courir. Trop de cicatrices, la douleur revient te hanter, signe de ton échec cuisant. Désespérant.

— « Qui est là ? »

Tu entends des bruits derrière toi, qui t'interpellent et t'inquiètent. Et finalement tu bouges, tu te retournes pour observer avec attention les feuillages.
Une silhouette se dessine enfin et tu la reconnais aisément. Atypique.

— « Hassan. Excuse-moi je ne t'ai pas vu tout de suite... Tu te cachais ? »

Naive Eulalie, à la limite de l'insipide. Et pourtant tes yeux brûlent, autant que le sang dans tes veines. C'est chaud et rythmé à l'intérieur de ce merdier. Mais tu restes pendue à ses lèvres comme une marionnette trop gentille pour se débattre.

— « Je ne devrais pas être ici. Ils me l'ont interdit. »

Ses yeux te dévisagent et tu voudrais avoir la même force de regard.
Imposante, terrifiante, déviante. Tu pourrais peut-être tout contrôler, même ta propre vie.

Tu n'as pas encore décidé sur ce que tu penses de Samuel Hassan. Est-ce qu'il te fascine ou est-ce qu'il te fait peur ? Lui et ses questions embarrassantes auxquelles tu ne peux pas t'empêcher de vouloir répondre. C'était démentiel ce soleil en décembre.

— « Tu es gentil de penser ça. Mais tu te trompes, ils imposent ce qu'ils veulent ici. »

Tu étires un sourire doux, presque désolé. Tu avais toujours honte d'être idéalisé, surtout quand tu ne te sentais pas à la hauteur du compliment. Tu secoues la tête négativement.

— « Je te rappelle que c'est moi la sans-étoile ici. Et j'ai toujours pas réussi à partir. »

Avouer ton échec était une blessure. C'était ça la réponse à sa question. Mais tu la trouvais bizarre d'être posée à voix haute, et y répondre de tel l'était tout autant.
Tu trembles un peu, à cause du froid ou à cause de la pression ? Pas la moindre idée.

— « Je.. Je ne sais pas.. »

Tu savais.
Mais tes yeux fuyaient maintenant carrément tout croisement avec les siens. Ils jonchaient le sol à la recherche d'une échappatoire.

— « J'ai l'impression que tout est en train de m'échapper. Il y a une semaine j'étais chez les dangereux. Et me voilà de retour comme avant. Au grenier sans but ni succès. Et toi Samuel ? Qu'est-ce que tu cherches à acquérir ? Et d'ailleurs pourquoi tu es ici ? »

Il avait cette manière de s'exprimer avec tellement d'assurance qu'il te rassurait beaucoup. Peut-être un peu trop pour t'endormir mais nier que tu en avais besoin au fond de toi serait un mensonge.
Il faisait parti de ce lot de personnes dont la présence tu la savais peut-être néfaste pour lui ou pour toi, mais tu choyais d'avoir la chance de faire partie de leur vie si intense.

— « Haha.. Oui, j'aimerai penser que tu as raison. »

Papa et Maman avaient toujours dit que nous étions sur Terre parce que le Bon Dieu l'avaient décidé. Ils nous avaient créé parfaits mais c'était à nous de défendre notre place. Nous et nous seuls. Choisir de le décevoir restaient malgré tout notre choix en conscience.

— « Ah bon ? »

Tes yeux s'étaient soudain relevés vers lui, comme si tu n'avais plus peur. Naivement tu espérais qu'il te comprenne mais si tu restais éperdument persuadée que c'était impossible.
Puis, l'hameçon mord, aussi rapidement que tu l'eus aperçu. Evidemment que tu étais disponible pour aider... Toujours. Constamment.
C'était ta seule motivation dans ton cercle sociale.

— « Oh c'est vrai ? Tu as besoin de MON aide ? »

Tu frisonnes d'excitation, pendue à ses lèvres, désireuse de la suite. Dépendante, surtout, de la suite.
Le sourire revenu illuminé ton visage, tu te rapproches de lui, et dans la pudeur tu oses demander :

— « Et en quoi puis-je t'être utile ? »

S'il était gentil, s'il était si bon qu'il en donnait l'air... Pourquoi un mal-être continuait de grandir au fond de toi face à lui ? Son sourire doux te réchauffe le coeur et te provoque frissons sur frissons. Comme si ton corps cherchait désespérément à t'alerter alors que ton cerveau tombait en admiration devant lui. Il n'avançait qu'un seul argument, celui qui te faisait flancher, qui n'avait même pas besoin d'essayer de te convaincre car il prêchait déjà à une illuminée.

— « Des effets thérapeutiques ? Vraiment ? C'est vraiment extraordinaire de dévouer son Alice aux autres. »

Tu baisses la tête.

— « J'aimerai tellement pouvoir aider les autres avec mon Alice. Mais on m'a fait comprendre qu'il était soit dangereux soit inutile. »

Et en parlant de cet Alice, tu parlais bien sûr de l'amplification. L'annulation tu ne la maitrisais pas, et tu n'avais pas encore mis tes plus proches amis au courant. Seuls Elyas et les dangereux l'étaient, ainsi que Merlin et tu trouvais ça suffisant pour le moment.

— « Mais je serais ravie de pouvoir t'aider à faire du bien aux autres, si j'y arrive ! »

Les yeux qui pétillent et le coeur qui se soulève... Il avait réussi avec juste une demande, à te redonner un peu d'espoir quand à ton utilité. La délivrance de Merlin, et maintenant ça...

— « Et comment tu... Enfin, tu vas travailler à l'hôpital ou tu as une liste d'élèves qui ont besoin de toi ? »

Tu restes stoïque face à ses paroles, teintées de sainteté. A mesure qu'il te parle, tu as l'impression d'entendre ta mère. Mais si tu sais, quand elle te racontait à ton chevet avant de dormir que tout a un sens, que tous le monde joue un rôle et qu'on peut décider qu'il soit merveilleux. Il avait raison, c'était toi qui pouvait choisir de rendre ton pouvoir empoisonné ou bénéfique.

— « Tu as vraiment un talent pour trouver les mots. »

Sourire doux, sourire sincère. Tu te laisses endormir car ça te rassure. Fatiguée, tu aimerais te laisser porter dans un projet dont tu ne serais pas l'instigatrice. Pouvoir juste faire plaisir à quelqu'un tout en lui permettant d'aider d'autres personnes. C'était ça que tu choisissais aujourd'hui.

Tu l'écoutes défendre ses idées, et comme si ça ne t'importait pas vraiment au final, tu hausses les épaules, acquiescent avec légèreté sans plus argumenter. C'était sa propre ambition après tout.

— « D'accord, pas de soucis. Je t'aiderai quand tu le voudras ! »

Mais ... Il fallait peut-être que tu lui confies ton nouveau secret. Car il se pourrait qu'il puisse agir sans que tu le veuilles. Et tu n'étais pas sûr que cela puisse lui être utile, à Samuel.

— « Je.. Je dois te dire quelque chose. »

La boule au ventre, un peu coupable malgré toi, tu baisses les yeux et distille ton regard de droite à gauche. Au delà de lui avoir caché, c'était surtout de lui annoncer avant ta meilleure amie qui te chagrinait.

— « Récemment on m'a découvert un second Alice. Je ne l'ai dit à personne, hormis les dangereux qui sont au courant alors s'il te plait ne le répète pas avant que ça soit annoncé officiellement à ma classe. »

Pourquoi tu étais mal à l'aise désormais ?

— « Ça pourrait peut-être compromettre notre collaboration. Je peux annuler les alices autour de moi. Et ma maitrise est proche de zero. »

Il jure.
Et jurer c'est sacré, promettre c'est jurer.
Tes yeux pétillent d'une reconnaissance éternelle, tu achèterais son silence par tes sourires. Pas si innocents que ça, motivés à corrompre et crever les coeurs. Tu étais naive Eulalie, mais te croire stupide était sûrement l'acte le plus naif des deux. Et parce que tes actes étaient corrompus, ils n'étaient pas aussi purs qu'on pouvait te le défendre.

Enchanteresse à sa merci, s'il continue Samuel à faire gronder les orages au dessus de sa tête, c'est lui qui se retrouvera transformé en bête. Et tu seras sa belle, que s'il est sage.

— « Merci beaucoup. »

Ses compliments sont pompeux mais ils suffisent aisément à te faire succomber, empourprée d'une gêne sans pareille. Telle une colombe, tu roucoules, tu te replies sur toi même comme si tu ne pouvais pas encaisser ce qu'il affirmait.

— « N'importe quoi.. Ne dis pas ça, ça me gêne ! »

Mais tu pousses tout de même un soupire de soulagement. L'avoir révélé à quelqu'un te libérait d'un poids certain, mais rajoutait tout de même une pierre conséquente sur le sentier de tes culpabilités. Etais-tu une mauvaise amie envers tous les autres ? Et pourquoi Samuel ? Tu ne lui faisais pas tellement confiance, il était plus question d'avoir une envie viscérale ... de lui faire confiance.

— « Je... »

C'était totalement ton genre de pleurer. Reconnaissance éternelle ou juste instabilité émotionnelle, à lui de juger. Mais alors que tu essuies tes larmes sur tes joues, en reniflant grossièrement, tu réussies à articuler.

— « Merci... Tu peux pas savoir à quel point ça me fait plaisir. » Reniflement. « Que tu comprennes, et que malgré tout ça tu veuilles m'aider. J'ai encore plus envie de t'être utile dans ton projet tu sais. »

Larmes factices pour nourrir des sentiments vicieux. Pourtant, tu pleures de tout ton coeur. Un coeur avide d'être aimé.

— « Comment te remercier ? »

Un toucher fugace sur ta peau arrête la chute vertigineuse d'une larme sur les montagnes laiteuses de tes joues bien rondes. Sa gentillesse un peu trop pompeuse, trop lisse, te met soudainement mal à l'aise. Tu as l'impression que sa voix glisse comme du sucre, c'est si agréable qu'on veut s'y accrocher. Mais trop de fois tu étais tombée dans le piège pernicieux de ces hommes qui se jouaient de toi, jonglant avec tes sentiments comme s'ils étaient déjà acquis sans même qu'ils aient besoin de se battre.

Alors tu recules en reniflant, pour te séparer du contact que bêtement tu ne penses pas mériter mais il se rapproches à nouveau et attrapes ton bras. Tu déglutis et lèves tes yeux vers lui pour l'affronter innocemment du regard.

— « Je... D'accord, oui. »

Tu hoches la tête pour acquiescer. Tu l'aiderais, tu lui avais déjà promis, et tu le ferais d'une générosité sans limites. Tu avais juste peur, égoïstement, qu'il se détourne de toi, ou soit déçu de tes piètres performances, si jamais tu échoues à maitriser tes deux pouvoirs. Ils étaient en opposition et suivaient ta volonté... Parfois dotés d'une conscience propre, ils se déclenchaient selon les situations, te protégeant d'un danger pressenti ou pour aider quelqu'un dans le besoin.

Et à propos de besoin ? De quoi avais-tu besoin Eulalie ?
Tu jettes une oeillade affolée vers Samuel, un peu perdue par la question.

— « Je ne sais pas... Je n'ai besoin de rien. »

Tu avais besoin d'amour, d'être aimée, remarquée. Qu'on s'intéresse à toi et qu'on y porte de l'importance. Tu avais surtout besoin de retrouver tes parents, de les serrer contre toi. Tu avais besoin d'aider tes amis et de leur reconnaissance.

— « Je te jure que je n'ai besoin de rien. J'ai déjà tout pour être comblée. »

Quel mensonge éhonté tu lui offres.

— « Allons rejoindre les autres tu veux ? »

Tu n'étais pas à l'aise de mentir et tu préférais fuir.