Ce fut un cri assourdissant qui avait entamé le périple de ta vie, comme une mélodie lancinante qui avait écrit la partition des premiers mois de ta vie – cadençant le quotidien autrefois paisible de deux géniteurs originaires de Marseille ; comme l’appel à l’aide d’un bambin déjà si vulnérable à tout ce qui constituait son environnement naturel – des stimuli qui te transperçaient déjà comme des couteaux aiguisés. Une fragilité bouleversante qui avait hâtivement su attiser la compassion d’une jeune mère protectrice.

Depuis le début, elle se l’était rapidement promis, en te berçant chaque nuit, elle te protégerait au péril de sa vie.

Elle t’avait enveloppée dans un cocon douillet afin de t’immuniser des plus petits dangers que tu pourrais rencontrer – toi, enfant au sourire terne, qui t’enfermait si naturellement dans ta bulle, elle t’y laisserait et empêcherait sa destruction si celle-ci te permettait de te rassurer. Une si belle dévotion et pourtant, sais-tu ce que l’on dit, Nahia ? Que la surprotection est la mère d’une timidité exacerbée et d’un repli social. Néanmoins, Nahia, ta nature introvertie se démarquait excessivement des autres.

Une jolie pièce de théâtre avait su, cela dit, briser ta bulle d’indifférence au cours de ta sixième année – la représentation d’un art dont ton père était amateur ; la Nuit des Rois, de William Shakespeare, avait pénétré dans ton petit univers, grâce à ses péripéties et ses quiproquos qui te réjouissaient – tu ne comprenais pas toutes les subtilités, Nahia, cependant cela te suffisait. Une grande obsession qui égayait tant ton humeur que ton père s’était procuré le scénario écrit pour te le relire encore et encore.

Sais-tu qu'il était fréquent, pour les porteurs du syndrome d’Asperger, de rencontrer les remarquables adeptes de Freud qui retardaient leur véritable diagnostic ? Toutefois, tu avais été rudement chanceuse, car ta jeune tante, connaisseuse, avait su vous aiguiller vers la véritable réponse.

Un diagnostic qui avait été vécu comme un choc immense à l’âge de sept ans, renforcé quelques jours plus tard par la découverte de ton alice : de jolis crocus de joie avaient germé sur ton sofa, lors d’une énième lecture de La Nuit des Rois, pour disparaître dans un souffle quelques secondes après leur naissance. Les craintes immenses de ta mère de retrouver son propre alice chez sa protégée ainsi que ton léger autisme avaient intensifié chez elle ce désir obnubilant de te couver ; elle serait la seule capable de t’aider à bien te développer contrairement à cette fichue académie, elle devait te garder près d’elle.

Ce n’était pas votre premier déménagement, ni même le deuxième, Nahia, cependant tes parents avaient pris la décision de changer de maison plus régulièrement à la suite de ces deux événements ; ta chère maman t’avait également ordonné de ne pas dévoiler ton pouvoir aux yeux des autres – on t’ordonnait de camoufler davantage tes émotions. Intériorise, Nahia, il le faut, qu’elle te répétait. Cet état d’esprit t’accompagnait dans chaque école que tu intégrais, accentuant un triste décalage qui te valait des petites moqueries et un rejet impitoyable de la part de tes camarades. Ta posture si rigide, ton intérêt si « absurde » pour Shakespeare, ton manque de communication si flagrant, ta navrante naïveté ainsi que l’étiquette d’autiste avaient le don d’attiser les rictus dédaigneux parmi les plus malhonnêtes.

Pourtant, tu souhaitais leur compagnie.

De vaines tentatives d’approches desquelles résultaient un renfermement toujours plus fort ; même lorsque tu parvenais à tisser une ou deux amitiés par miracle, le nouveau déménagement y mettait un terme. Tu avais la sensation d’être une âme errante sans repère ; toi qui avais tant de mal à assimiler les nouveaux visages, les nouveaux lieux, il t’était même impossible de te créer ton petit cocon douillet dans une chambre familière. Tu engouffrais ton chagrin au fin fond de ton cœur pour tenir ta promesse à ta chère maman, ton humeur se fanant jour après jour.

Les années passaient, les brimades se renforçaient.
Et tu avais fini par craquer au cours de ta dixième année.
Tes sanglots avaient fini par éclater dans une vague florale.
Des hellébores noirs peuplaient momentanément toute la salle de classe – un appel à l’aide silencieux.

Ce fut le gouvernement qui y répondit, toquant à votre porte à la suite des rapports de ton établissement scolaire ; ta mère s’était effondrée face à sa défaite. Elle avait dû te laisser partir, Nahia, elle t’avait laissé partir avec cette lueur de résignation – celle d’une mère dépassée par tous les événements qu'elle avait endurés. On t’avait détachée de tes derniers repères pour t’insérer dans une académie irlandaise ; tu avais dû saisir les finesses d’une nouvelle langue, d’un nouveau lieu dont tu ne connaissais rien.

Néanmoins, cette fois-ci, ce serait la dernière fois.
Cette fois-ci, ce serait ta véritable demeure, là où tu n’aurais pas à avoir peur de planter tes racines ; tu n’avais plus à avoir peur du lendemain. Cette fois-ci, tout irait bien. Tu t’assimilais à l’académie à l’aide de ton sens naturel de la discipline – car les règles à suivre te rassurait sur la manière dont tu devais te comporter. Tu te motivais à assimiler la langue à l’aide des textes de Shakespeare que tu possédais autant en version française que dans la langue locale ; tu suivais enfin un psy qui pouvait t’aiguiller et t’avait recommandée de t’inscrire au club de théâtre.

« Tu as remarqué que le théâtre n’est pas simplement du texte, le jeu, les gestes, et le ton de la voix y jouent beaucoup. Tu as beaucoup de mal à t’exprimer non-verbalement, Nahia, alors qu’il s’agit de la plus grande partie de la communication : mais tu peux faire des progrès avec ton intérêt. Lance-toi »

Et tu avais accepté,
Car malgré la peur qui te guettait,
Tu refusais de rester enchaînée à la solitude.
Et mieux encore, ce sera ton décalage si longtemps moqué qui définira ta meilleure arme dans ta quête.