Avant moi il y en avait eu un autre. La perte d'un enfant avait plongé Maman dans une sombre dépression que mon arrivée deux ans plus tard sembla balayer comme si elle n'avait jamais existé. Marnie qui tenait le restaurant sur la place de la fontaine avait rassemblé le village pour fêter le retour de l'hôpital des nouveaux, heureux et fiers parents : Yngvar et Mary Swertsen. Ce soir-là, épuisée mais comblée, Maman avait ri à cœur ouvert devant les danses et les discours de nos gens.

Nous habitions une des maisons de la rue du Manchot où Tine, la femme de mon oncle Asmund, tenait une boulangerie-pâtisserie modeste dans laquelle le petit peuple du quartier se précipitait dès les premières heures de la matinée pour y prendre leur petit-déjeuner. Ma cousine Sunniva, bien plus âgée, avait disposé des tables et des chaises en osier sur leur terrasse et y servait le thé. Asmund était médecin et tous les matins, lorsqu'il sortait avec sa valise chargée, les dames âgées de la terrasse n'avaient de cesse de le chambrer, si bien que c'en était devenu un rituel et qu'il se racontait chez les commères qu'il travaillait moins bien les jours où il n'avait pas eu sa plaisanterie du matin. Maman, elle, travaillait au restaurant avec Marnie qui lui avait accordé autant de congés que l'arrivée d'un enfant avait nécessité. Cinq jours par semaine Papa prenait la voiture très tôt le matin pour revenir de la grande ville en milieu d'après-midi, le visage blanchi par le manque de lumière.

J'avais grandi avec les autres enfants du quartier. On était peu nombreux mais soudés, on allait tous dans la même école située à égale distance des trois villages voisins et tous les dimanches de la saison froide on prenait nos patins et on allait glisser sur le lac gelé qui se trouvait à vingt minutes à pieds. En rentrant des cours, on jetait les cartables et on courait chez Marnie qui nous attendait toujours avec sa soupe aux oignons et des croûtons de pain.

Lorsque j'eus atteint l'âge honorable de six ans et trois mois, Maman et Papa repartirent à l'hôpital, et il y eut la fête sur la place de la fontaine. Ce jour-là, épuisée mais comblée, Maman riait et Papa me présentait fièrement mes trois nouveaux petits frères. C'étaient trois têtes à remplir de rêves qui me regardaient comme si j'étais leur héros, trois têtes brûlées qui me suivaient partout où j'allais et dont les premiers mots leur servaient à demander de jouer encore. L'année suivante, Papa et Maman étaient revenus avec deux nouvelles têtes. On avait commencé à être à l'étroit dans notre maison à la rue du Manchot, et je passais plus de temps chez Tine et Asmund que chez nous. Mais on était heureux, et tous les samedis on prenait nos luges et on allait dompter les dunes de neige.

L'année de mes neuf ans une drôle de voiture s'était garée dans la rue du Manchot et ça avait fait trembler le village tout entier. Il se racontait dans les rues parallèles que l'aîné Swertsen allait les quitter, et les dames âgées de la terrasse avaient versé leur larme à l'idée que leur petit Krystian ne soit plus là pour leur apporter les nouvelles du marché, les bras pleins des commissions de la semaine. Je trempais les croûtons de pain dans la soupe aux oignons quand j'entendais Marnie l'évoquer pour la première fois, et je mis plusieurs longues secondes avant de comprendre qu'elle parlait de moi. En rentrant j'avais déjà deux de mes frères dans les bras et Asmund dans la cuisine convainquait ma mère de me laisser partir. Elle n'avait pas mis longtemps à céder, et tout se déroula très rapidement : en quelques semaines ma valise était faite et j'allais laisser derrière moi, pendant plusieurs années, ma famille et le reste. On ne m'avait pas demandé mon avis, à moi, et si on l'avait fait, peut-être que je n'aurais choisi de fuir.

L'acclimatation s'était faite naturellement en Irlande et ça n'avait pas mis trop longtemps avant que je me fasse des amis. J'envoyais des lettres et en recevais de ma famille : le premier mois, j'avais été bombardé des nouvelles de tout le village, et à chaque distribution de courrier, il y avait des photos et des lettres chargées d'émotions qui m'étaient adressées. Le deuxième mois, il ne passait pas une semaine sans que je reçoive une lettre d'au moins deux de mes frères, de mes parents, de mon oncle et de mes anciens camarades. Puis le troisième mois, il n'y eut plus rien. Puis un matin de novembre, finalement, il arriva une enveloppe et en décrivant les courbes manuscrites de mon père, je constatais qu'il avait l'air nerveux, et énervé. Maman était tombée malade, et elle avait du rejoindre la grande ville car son état empirait et que sa fièvre dépassait les compétences de Asmund. Elle était enceinte de trois mois et ils ne reviendraient pas au village pour Noël. Ce Noël-là, je l'ai passé à attendre des nouvelles et à traîner des pieds pendant que la place de Central Town était peinte de joie.

Je guettais l'arrivée de la moindre enveloppe comme un assoiffé, et chaque jour dans le silence était plus dur à supporter. Puis un matin une lettre était tombée, et j'ai cru que le sol se dérobait sous mes pieds. Ce n'était plus mon père qui écrivait mais Asmund, et il décrivait le nouveau-né comme un poème - et l'éclat de ses yeux qui témoignait qu'elle n'était ma sœur que de moitié. La fièvre de Maman n'avait pas diminué, et il en valait de même pour la frustration de Papa qui n'avait cessé de se tourmenter. Je m'étais discipliné et avais été plus qu'attentif en cours dans le seul espoir de pouvoir les voir et utiliser mon alice pour que Maman guérisse. Mais un matin, à l'aube de l'été, une lettre annonça le malheur. Maman était décédée. A partir de là tout me sembla perdre en saveur, et chaque événement qui suivit me perça un peu le cœur. Mon père commençait à dépérir tant la rage et la frustration le gangrenait. Il y avait cette enfant qui pleurait et qui lui rappelait la femme qu'il avait perdu non pas une, mais deux fois. Il y avait tous ses fils pour lesquels il devait rester droit. Il y avait une maison située à la rue du Manchot et un village, il y avait la voiture, il y avait Asmund et Tine qui le regardaient toujours avec le regard plein d'empathie, il y avait Marnie qui restait muette, et les dames âgées de la terrasse qui murmuraient.

Dans toutes les prochaines lettres de Asmund, il semblait demander pardon. Dans toutes les prochaines lettres de mon père, il semblait en colère. Asmund disait que Papa était devenu fou, et qu'il avait déchiré toutes les lettres, il avait abattu son poing et les lunettes de mon oncle avaient rejoint le sol, ils s'étaient battus et dans le lot des insanités s'était perdue la raison de mon père qui avait choisi de me renier ; il lui fallait un coupable, et il n'avait pas eu assez de son frère, il avait aussi choisi son fils. Asmund avait pris la fuite avec sa fille - en Irlande, où était née Maman, et où j'étais moi aussi.

J'avais dix-huit ans lorsque je suis devenu major et je n'ai demandé à voir ni mon père ni mes frères. Je suis allé au cimetière, rencontrer pour la première fois ma petite sœur qui, ce jour-là, devait repartir avec moi. A l'académie qui serait notre nouveau foyer, pour seule compagnie elle et moi qui étions notre nouvelle famille. Et dans ses petites mains qui tremblaient, il y avait la dernière lettre de Asmund dont la calligraphie n'était plus ce qu'elle était.  

Cher Krystian,
Si tu lis cette lettre c'est que je ne suis plus et par conséquent que la maladie qui a pris ta mère est celle qui m'aura également pris. Je suis navré de ne rien t'avoir dit, j'ai eu peur que tu m'en veuilles. Je sais quels sont les démons qui te hantent, mais ne doute jamais. Je n'étais peut-être pas ton père, mais je t'ai vu grandir et t'ai considéré comme mon fils. Cette lettre n'a aucune intention cachée et je n'ai aucune révélations à te faire, sinon que je t'aime, et que je suis désolé. N'en veux pas trop à ta mère, et n'en veux pas à Bonnie, les mauvais choix je les ai faits et j'emporte ma culpabilité sous terre. Surveille l'état de ta sœur, j'ai peur qu'elle ne soit fragile elle aussi.
J'aimerais que tu ailles à la brasserie au coin de la rue du marché, et qu'au lieu de pleurer vous alliez manger toi et ta sœur, à la santé de la vie qui vous a été donnée. Prends soin d'elle, prends soin de toi.

Adieu,
Asmund.