Chinese Snow [[Yi]]

Le monde était parsemé, morcelé, écartelé. Pour nos yeux avides, le monde se déchire, révélant ses entrailles lumineuses et festives. Un enfant capricieux a joué avec les tripes du monde, tirant des rires assemblés en chaîne, des odeurs succulentes et des rêves mercatiques.

Eriu était pensive, assise sur un banc. Elle attendait, ses pieds bien droits, ses cheveux coiffés comme c’était la mode, elle était une gravure de magazines. Pourtant, elle était songeuse. Elle contemplait ce monde, la nostalgie des fêtes était douloureuse. Sa nostalgie était méchante, car elle n’avait pas de fondement. Elle ne se rappelle plus.

Ni du temps des cerises
Ni du temps des amours familiaux.
Ni de ce que le monde lui a pris.

Elle était triste d’un monde qui n’avait jamais existé dans son coeur. Eriu froissait la lettre écrite par ses géniteurs. Elle voulait ne jamais l’avoir lu, car elle n'apporterait rien à sa vie. Ni bouleversement, ni désespoir, ni joie, ni el dorado. Le récit d’un vie pathétique, celle de ses parents. Elle lamentait la perfection qu’elle s’était forgée, elle soupirait cette vision idyllique de sa naissance.

Alcooliques, ils avaient noyés leurs âmes dans les fonds de vin. Des anciens étoilés, réduit à des chiens de rue. C’était si ironique qu’elle voulait en pleurer. Elle n’arrivait plus à laisser couler les larmes, parce qu’elle ne souffrait pas pour eux. Elle souffrait pour elle même. L’égoisme perçant de la réalité était brûlant, car il lui rappelait d’un murmure taquin que les règles de l’académie ne sont bons que pour l’académie.

Ses doigts s’activent, un million de petits bouts, comme une neige de tourment. Et elle les souffle dans ce monde parfait d’un souffle impérieux. Eriu, douce Eriu, pouvait sourire. Parce qu’aujourd’hui, malgré la lettre, elle avait eu une bonne chose qui allait venir.

Grand Yi, Délicat fer Yi. Un ami abandonné et repris, comme un requiem écrit à deux mains. Il lui avait manqué, sans lui manquer. Les lettres étant le pont de leurs âmes. Et dans ce marché de noel, pour la première fois depuis l’ère d’enfance, ils allaient se revoir. Yi, si souvent malade, elle se sentait mauvaise personne de le faire sortir par ce temps. Mais, c’était une belle chose, un moyen de partager un peu de ce bonheur passager.

Peut-être que les nouveaux souvenirs seront plus beaux que les anciens ?

Ses joues deviennent plus chaudes, l’excitation noue son corps, noie les sourds rancunes et elle attend, elle regarde, elle guette. Il est là, elle le voit. Sa peau, ses yeux, ses cheveux le rendent unique, trésor nivéal de ce monde précieux. Elle le salue, grand geste de sa main fine.

Les lèvres sont rouges à cause du sang qui pulse pour réchauffer le corps, et elle le dévisage. Longtemps, avidement. Nettoyant son esprit des anciens “Yi” pour en créer un nouveau, un plus vieux, un plus sublime. Yi qui porte ses origines comme une bannière de grandeur et de valeur.

Elle agite doucement ses doigts, maladroitement. Elle veut lui parler, mais elle n’est pas très forte. Elle ne veut pas lui lire, les doigts sont toujours plus spontanés à raconter qu’à écrire.

-Bonjour Yi.

Son geste s’arrête, tendre. Ses yeux s'éclaircissent. Elle était heureuse, cela faisait si longtemps que ce sentiment rejetait son coeur.

-Je suis contente de te voir. Tu n’as pas trop froid ?

Un sourire, un pardon sous-jacent. Elle se sentait coupable malgré tout.

Invité

Il y a des relations singulières et d’autres qui ne le sont pas. Des relations qui prennent des tournures agréables, d’autres qui deviennent catastrophiques ou qui, tout doucement, s’apaisent avec le temps, disparaissent et laissent un souvenir, parfois douloureux, au fond de l’esprit. Si Yi devait qualifier la relation qu’il entretient avec Eriu, il ne saurait pas la placer dans une case bien précise.

C’est comme s’il n’avait jamais perdu l’espoir de pouvoir tenir la main de la jeune fille dans la sienne, alors qu’il n’en aura jamais l’occasion.

Eriu, c’est une personne qu’il aime, un peu, beaucoup, passionnément. Dont il était très amoureux lorsqu’il était bien plus jeune, quand il entendait encore et pouvait lui conter de belles histoires. Celle qu’il protégeait des enfoirés qui lui voulaient du mal – quitte à être lui-même mis au tapis avec le nez en sang. Celle pour qui il aurait décroché la lune, avec qui il faisait le pitre pour qu’elle le remarque.

Mais toutes ses jolies pensées et belles actions n’ont pas pu vaincre le temps, le temps assassin et cruel qui ne voulait pas qu’ils (qu’il ?) soient heureux. Bien sûr, il a perdu l’audition (et le contrôle). Bien sûr, ils n’étaient pas dans la même classe. Mais elle… ça ne l’aurait jamais dérangé de passer un peu de temps avec. Juste quelques minutes, le temps d’un sourire.

La dernière fois qu’ils se sont vus, Yi ne pensait pas qu’il devrait lui dire adieu pour toujours – jusqu’à récemment.

Ça fait mal.

Ils se sont remis en contact, quelques années plus tard. Mais ne se voyaient pas. Ils s’écrivaient, comme s’ils habitaient à des centaines de milliers de kilomètres l’un de l’autre – alors que seules quelques dizaines les séparaient vraiment. Une relation étrange, dans lequel il a longtemps trouvé son compte, juste satisfait de lui parler.

Mais n’est-ce pas ridicule, lorsqu’on y pense ?

Bientôt, l’un comme l’autre quitteront l’académie. Il serait dommage de partir sans s’être croisés. Sans s’être reparlés.

Le marché de Noël a de quoi rassembler ceux qui ne se sont pas vus depuis longtemps. Cette année, c’est l’occasion parfaite de rencontrer la jeune femme. De passer un bon moment autour d’un chocolat. Peut-être même de rigoler, un peu.

Il a sauté sur l’occasion. Ce n’était pas le moment de paresser dans son lit, mécontent de la météo – qui ne lui fait rien, pourtant. Prendre le bus pour la rejoindre ne le tuera pas – même si c’est fastidieux.

Alors il s’est bien coiffé, Yi. Il a remonté ses cheveux en un joli chignon compliqué – sur lequel il aurait presque passé sa matinée. Il a glissé une écharpe autour de son cou, a attrapé son sac et y a fourré tout ce dont il aurait besoin – pas grand-chose, puis est parti. Le long du chemin, il a eu le temps de réfléchir, de se creuser la tête. Que dire, que faire ? Cela fait si longtemps ! Et bien sûr, maintenant, il ne pourra plus entendre sa jolie voix. Ils devront faire autrement. Son carnet est bien fidèlement glissé au fond du cabas, là où il ne s’abîmera pas.

Il doit arrêter de penser. Être naturel.

Mais quand, de longues minutes plus tard, il la voit, il se présente face à elle, il espère que le froid suffira par lui-même à justifier ses joues un peu roses. Yi, il sourit comme un con, n’arrivant à conserver ce masque de calme plus longtemps. Ce masque qui cache quelqu’un d’un peu sensible, de spontané et de déterminé.

Mais elle sait déjà tout ça Eriu.

Et elle est gentille. Car elle lui fait des signes, qu’il comprend aisément. A-t-elle appris quelques mots pour lui ? Juste pour lui ? Ce serait tellement… tellement adorable ! Mais il ne doit pas s’emballer. Alors il lui rend simplement la pareille, resté à bonne distance.

Aux inconnus, on ne leur fait pas la bise.

Il espère qu’elle changera de statut bientôt à ses yeux.

– Je suis content de te voir, il murmure.

Yi, il cache sa voix. Il la garde bien au fond de sa gorge. Cette voix qui faisait des merveilles autrefois. Cette voix qu’il laissait courir entre les murs de l’académie et qui ravissait toutes les oreilles, même les plus réfractaires. Dommage, dommage.

– As-tu une idée en tête pour cet après-midi ? il poursuit, toujours aussi bas.

Et lui tend ce carnet sur lequel il sera bien plus facile d’écrire.

Awful