Juno avait construit un empire, un royaume, depuis ses premiers pas à l'académie. Trahie et touchant les abysses de la colère et de la dépression, instantanément soulevée par une trop grande impulsion de vie (de survie), elle s'était époumonée à revendiquer son nom, imposer sa tyrannie, et vaincre ses ennemis ; les autres - tous les autres - tous ceux-là qui allaient la trahir, la blesser, la tuer. Tous coupables de préméditation d'un régicide - tous coupables ! tous ennemis ! à abattre !

Juno n'avait jamais aimé, car le cœur muselé par la haine latente qui pourrissait ses entrailles. C'était sa haine qui la protégeait ; qui protégeait Juno toute petite ; chien de garde de l'enfant exilée dans le cimetière de sa profonde identité.

Juno n'avait jamais aimé et puis il y eut Zéphyr, qui avait donné un coup de pied ; soufflé sur son château de cartes ; ça avait été si facile pour lui. Et comme s'il avait ouvert un cadenas qui, rouillé, n'avait plus jamais voulu se refermer, Juno s'était sentie détraquée. Et elle s'était mise à aimer.

A aimer timidement, pudiquement, à pas mesurés, elle s'y était égarée ; où les sentiments étaient réels ; et ça faisait mal à en crever. Si mal qu'elle en était tombée malade ; si mal que Juno avait pleuré, elle dont les larmes avaient toujours été ses dernières armes.

Juno qui avait toujours tout contrôlé ne contrôlait plus rien. Et son alice détraqué lui faisait toujours prendre le chemin qui menait à Juno exilée ; Juno dont le cœur battait pour les Hommes, qui avait aimé si fort le soleil qu'elle s'y était brûlée les ailes.

« Juno. »

Elle, elle ne s'était pas changée. En uniforme, elle avait simplement eu le temps de ranger ses affaires de son casier, et elle n'était plus affublée que de son sac et de son manteau.

« Merci d'avoir accepté. »

Elle était restée silencieuse, et son regard dur - noir - maintenu dans le sien lui ordonnait de faire vite. Pas qu'elle était pressée ; mais elle n'était pas sûre de pouvoir l'écouter sans s'effondrer.
Elle était devenue si fragile, Juno.

« Je suis désolé. »

Elle avait serré les mâchoires. C'était ainsi qu'elle avait toujours joué ; sur la culpabilité. Elle insufflait des idées par les non-dits, les faux reproches, elle faisait porter aux autres des poids invisibles, et ça ne l'avait jamais vraiment blessée. Pourtant, lorsqu'il s'excusa, elle se sentit amère.

« C'était pas comme ça qu'elle devait se passer, notre soirée.
Tu te trompes. »

Sa voix avait marqué un sanglot, qu'elle ravala aussitôt dans un souffle exaspéré. La mine froncée, elle n'avait cependant pas quitté son regard - habituée à fixer les personnes avec qui elle parlait, peu importait les mots terribles qu'elle pouvait prononcer.

« C'est exactement comme ça qu'elle devait se passer. »

Elle le savait, car son alice lui avait dit. Lorsqu'elle regardait derrière elle, Juno ne voyait qu'un désert ; polaire ; un cimetière ; et de la colère. Dans le nouvel horizon que les sentiments lui offraient, il y avait des saveurs et des sensations qui, certes lui faisaient peur, mais étaient bien plus attrayantes que son monde aseptisé de déraison.

« Et c'est moi qui suis désolée. »

Comme au premier pas d'une rédemption, elle serra les mâchoires. Elle n'avait plus de fièvre, pourtant, mais Juno-Bianca avait des sentiments trop lourds à porter pour son cœur atrophié. Il n'avait pas l'habitude de travailler autant.

« Perdre le contrôle m'a fait perdre mes moyens, et j'ai mal réagi parce que... »

Et à force de passer sa vie à mentir, même les aveux avaient l'air de fourberies. Elle se sentait comme un imposteur alors que, pour une fois, elle était sincère.

« Parce que ça m'a fait peur, de sentir mon cœur... battre... »

Elle avait baissé les yeux. Elle était réellement honteuse. Un rire cynique orna ses lèvres.

« D'habitude... ça ne se passe pas comme ça. »

D'habitude je suis un monstre;
Je suis un monstre, lui murmure-t-elle sans vraiment le dire.

Il y avait dans le cœur de Juno quelques fleurs sans épines, des amours fragiles et sans acide cette fois. Il y avait dans le cœur de Juno des couleurs peintes sur des toiles maladroites, dont l'éclat timide était plein de grâce. Il y avait dans le cœur de Juno des battements qu'elle ne connaissait pas, et qui la rendaient vulnérable. Alors scellant tout ça au fin fond de la boîte de Pandore ; le coffret maudit de Juno-Bianca renfermant ses tendresses fébriles ; elle avait le vague à l'âme et la voix maussade.

« Ne dis plus rien, Chandresh. »

Elle avait secoué la tête. Sur son visage se débattaient des tristesses humbles qui n'avaient pas l'habitude de posséder ses traits. Un sourire était né au bord de ses lèvres, sans doute là pour se moquer d'elle-même, et du risible de son attitude, à elle, Juno-Bianca qui n'avait jamais craint quoi que ce soit.

« Je ne suis pas venue pour que tu me rendes des comptes. »

En fait elle était venue prendre le bus, mais c'était une autre histoire.

« Tes excuses je les entendais tourner dans ma tête avant même que tu les prononces. On a déjà eu cette conversation au moins trois fois dans mon imagination. Et aucune de ces trois fois la fin ne me convenait, alors pitié, ne dis plus rien. »

Elle s'était assise au banc de l'arrêt de bus, laissant tomber son sac à côté d'elle, et levant les yeux vers Chandresh qu'elle n'invita pas à s'asseoir près d'elle.

« Je veux que tu me laisses parler sans m'interrompre. »

Elle ne doutait pas de la politesse de Chandresh, cependant elle avait besoin de se le dire à elle-même ; de s'autoriser à prendre tout le temps qu'il fallait pour dire ce qu'elle devait dire.

« Je n'ai pas l'habitude d'éprouver des sentiments. L'amour c'est un concept qui me donne envie de vomir. Avec l'amour on est influençable, avec l'amour on donne le pouvoir à quelqu'un de nous détruire. Quand on aime quelqu'un et particulièrement quand on lui dit qu'on l'aime, on lui donne la clé et on lui dit "Vas-y, piétine-moi". »

Elle soupira. Ce n'était pas tant qu'elle était rebutée par l'amour, c'était surtout que sa conception en était biaisée.

« Alors, moi, égoïstement, Juno-Bianca monstrueuse et arrogante, j'ai piétiné tous ceux qui m'en donnaient la possibilité. Comme ça ce n'était pas moi qui bouffais la terre. »

Elle avait baissé les yeux.

« Si j'ai fui, Chandresh, c'est parce que pour la première fois, je n'ai pas eu envie de le faire. Ça m'a fait peur et j'ai préféré me cacher dans une fausse colère et jouer au martyr pour que tu t'en veuilles à mourir. »

Elle songea que ça avait marché, et elle serra les mâchoires.

« Maintenant je ne sais pas quoi faire. Parce que ce que tu veux je ne peux pas te le donner, Chandresh. Je ne dirais pas que tu ne comptes pas pour moi, mais je n'en sais rien. Je ne sais pas, je n'ai pas la moindre idée de comment on gère ces choses-là. »

Elle ravala sa salive. Elle n'avait toujours pas relevé les yeux.

« Ces sentiments-là. »

Elle soupira, et grommela.

« C'est bon, j'ai fini, tu peux parler. »

A ses genoux, Chandresh avait ployé, et c'était ce que Juno-Bianca appelait une faiblesse qui mit son orgueil à terre. Trois mots insipides qui la rebutaient habituellement qui la firent se taire immédiatement. Je t'aime avait-il prononcé et peu importe tous les autres qui l'entouraient. Ses oreilles s'étaient mises à bourdonner, et elle n'entendait plus rien.

Elle avait la tête qui tournait.
La poitrine serrée, le cœur à l'agonie, au bord du gouffre de ses sentiments personnels, elle avait décelé au milieu des ombres une lumière qui lui fit perdre la tête.

Impossible. Inacceptable. Elle s'était rhabillée de ses plus belles parures, de ses plus intimes timidités, de quelques couleurs roses au-dessus des joues. Il ne la mettrait pas à terre.
Elle avait repris le contrôle. Il ne la rendrait pas plus vulnérable.
Elle avait baissé la tête, fui son regard.
Répit ; puis ses yeux repartirent à l'assaut de leurs vis à vis.

« Il n'y a aucune façon qui m'aille. »

Elle secoua la tête, légèrement, de gauche à droite.

« Te satisferais-tu d'être l'amant que je ne montre pas ? Te satisferais-tu d'être celui que je ne rappelle que lorsque j'en fais le caprice ?  Te satisferais-tu de ce genre de relation où tu donnes et je prends ? »

Elle baissa à nouveau les yeux.
C'était en utilisant la vérité qu'elle était la meilleure menteuse. Parce qu'elle ne mentait pas ; mais que ce qui se devinait derrière était toujours un peu faux.

« Je ne crois pas savoir ce que tu veux. Mais je sais que personne ne veut de l'amour que je suis prête à t'offrir. Car il est jaloux, injuste et frustrant. »

Elle avait serré ses mains déjà dans les siennes.

« Et je suis incapable de te promettre et te faire miroiter autre chose, car je ne te mentirai pas. Pas aujourd'hui, pas maintenant. »

Mais demain, et tous les autres jours ; c'était la promesse qu'elle lui faisait. Je te mentirai.

Juno-Bianca ne pouvait accepter l'incertitude. Elle ne pouvait accéder à cette requête car considérer l'éventualité qu'il l'abandonne ou se lasse d'elle était tout simplement hors de sa portée. Mais si refuser son offre signifiait le laisser partir, alors...

Elle serra doucement les mâchoires, les lèvres percées dans une mine amère. Elle lui avait dit qu'elle ne lui mentirait pas aujourd'hui. Et pour Juno, il n'y avait aucune amour qui ne soit pas un mensonge ; aucune déclaration qui ne soit pas destinée à servir ses propres desseins. En l'occurrence, elle n'avait pas l'intention de lui dire "Je t'aime" juste pour le garder là.
Elle hocha la tête.

« D'accord. »

Temporise ; et les mensonges prendraient leur suite. Juno trouvait toujours une solution. Toujours.

Alors de retour à son théâtre, elle mima de perdre un peu ses moyens. Le souffle court, le changement fut à peine perceptible. C'étaient ces micro-expressions qui rendaient ses scènes criantes de vérité.

« Je... »

Les hésitations mesurées. Et le bus arriva pile à temps pour la sauver.

« J'ai besoin d'y réfléchir.. »

Les mots s'échouèrent, le souffle s'épuisa, et dans un mouvement d'une impulsivité feinte, elle s'était levée et l'avait laissé là, prenant la fuite en ne lui adressa plus qu'un seul regard au-dessus de l'épaule lorsque le bus démarra, chacun d'un autre côté de la vitre.